Afrique du Sud: l’hégémonie de l’ANC contestée mais prolongée

Le 8 mai 2018, les élections générales sud africaines ont à nouveau donné la majorité au Congrès National Africain (ANC) à 57%. Au pouvoir depuis 1994, le parti de Mandela et de la fin de l’Apartheid s’est retrouvé au coeur de nombreux scandales sous la gouvernance de Jacob Zuma depuis 2009, et a nourri les désillusions de la population. Les élections étaient donc porteuses de grands enjeux, tant au niveau de l’avenir du pays, que de son Histoire. En effet, si le parti a obtenu la plus faible majorité de son histoire, l’ANC semble encore conserver un certain aura grâce à son statut de parti libérateur. En d’autres termes, le poids de l’Histoire fait pencher la balance en sa faveur, au détriment de l’économie et du développement du pays. Cependant, le score fragile avec lequel Cyril Ramaphosa, à la tête de l’ANC, remporte la majorité, démontre qu’il est temps de mettre en place de véritables mesures économiques et sociales.

L’ANC, parti de la libération et de la corruption

Post-Mandela, l’Afrique du Sud a connu une stagnation économique et un très faible développement du niveau de vie de sa population, pourtant enfin libérée de la législation de l’Apartheid. Sous la gouvernance de Zuma, la corruption et un système de privilèges règnent. Les ressources et le développement économique du pays ont donc été détournés par l’élite entourant Zuma, ceci au détriment de la population pendant presque dix ans. L’ANC, parti de Mandela, de la libération, et de la victoire contre l’Apartheid, se voit gangrené par la corruption, véritable fléau de la plupart des gouvernements du continent. Au cours de son temps au pouvoir, Zuma doit faire face à de nombreuses investigations, en particulier pour fraude. Finalement, en 2016, la Cour Constitutionnelle donne le feu vert pour le destituer, mais il faudra attendre février 2018, pour qu’il se décide à démissionner. Entre temps, c’est Cyril Ramaphosa qui est élu pour lui succéder à la tête de l’ANC.

Ramaphosa, que Mandela souhaitait voir lui succéder, est potentiellement le second souffle tant attendu du parti. Du moins, il est nécessaire qu’il le devienne. Ancien avocat, il s’est retiré un temps de la vie politique après son échec face à Thabo Mbeki et a pris part au monde des affaires. Il fait fortune dans le secteur privé, et incarne par sa réussite une certaine expertise économique dont le pays aurait bien besoin. A l’ANC, il est toujours resté un homme dans les rangs. Parfois critiqué pour son silence concernant les dérives de Zuma lorsqu’il était son numéro deux, il semble déterminé à “nettoyer” l’ANC en traquant les corrompus. S’il a pu assurer une nouvelle victoire à l’ANC, le score réalisé traduit la méfiance du peuple. Son soutien n’est donc que partiel et il est nécessaire de ‘purifier’ le parti au pouvoir pour regagner la confiance de la population.

L’ancien président Jacob Zuma, croulant actuellement sous les accusations de corruption.

Mais comme dans n’importe quel autre pays, il est maintenant question de s’occuper des demandes du peuple qui sont bien nombreuses. L’ancien président a entraîné une dette exponentielle des entreprises nationalisées et du pays dans son ensemble, qui excédait 50% du PIB en 2018. Le chômage est également une préoccupation centrale; il atteint un taux inédit de 27% en 2017. Le défi principal sera de relancer l’économie et de faire face à la crise énergétique. En charge de 95% de la demande énergétique du pays, Eskom, une entreprise nationalisée, fait face à d’énormes problèmes d’infrastructures qui l’empêchent d’assurer pleinement son rôle. En d’autres termes, Ramaphosa a du travail sur tous les fronts: tant bien au sein de son gouvernement que dans la prise en charge des activités économiques et sociales du pays. Si sa volonté et sa bonne foi semblent être au rendez-vous, reste à savoir s’il a les capacités de changer à la fois et le pays et sa classe politique.

L’opposition, entre libéralisme du “parti des blancs” et populisme radical de gauche

Si le peuple s’est vu déçu par l’ANC durant ces dix dernières années, pourquoi ne pas voter pour l’opposition? Au sein de l’opposition, deux partis principaux émergent: l’Alliance Démocratique (DA) et les Combattants pour la Liberté Économique (EFF).

Le DA est un parti libéral qui mise sur l’urbanisation, la mise en place d’infrastructures au-delà des villes développées, et le développement de la classe moyenne. Il vise à combler les différences entre ceux qui vivent à l’écart du dynamisme des villes et ceux qui ont connu une libération économique. Ce parti semble avoir fait ses preuves à Cape Town ou Johannesburg, par exemple. Cependant, il n’a pas su attirer davantage de votes dû à son statut de “parti des blancs” duquel il peine à se défaire. Ainsi, il n’obtient que 20% des voix

D’autre part, l’EFF, parti radical d’extrême gauche issu de l’ANC est actuellement gouverné par le jeune populiste Julius Malema, qui utilise davantage le passé raciste du pays. Son approche vise en quelque sorte à diviser pour mieux régner; il pointe les blancs et les riches comme responsables de presque tous les maux du pays. Si ce parti, qui a fait ses débuts en 2013, n’est pas encore de taille pour véritablement renverser l’influence de l’ANC, il obtient tout de même 10% des voix, un score encourageant. Cependant, Malema, qui a pourtant été un des plus fervents soutiens de Zuma, cultive une stratégie extrême, parfois même agressive dans ses discours. Outre son comportement, c’est la perspective de le voir diviser à nouveau le pays par une logique raciste qui rend sa montée en puissance préoccupante.

De fait, bien que les scores de l’opposition n’aient pas empêché une nouvelle élection de l’ANC, ils demeurent plus importants que dans le passé. L’hégémonie de l’ANC est, ainsi, remise en question.

Actuelle répartition des sièges à l’Assemblée Nationale, de gauche à droite: 44 sièges pour l’EFF, 230 pour l’ANC, 84 pour le DA, 14 pour l’Inkatha Freedom Party, 10 pour le Freedom Front Plus, 4 pour l’African Christian Democratic Party et 14 pour “autres”.

L’Apartheid d’aujourd’hui

Depuis Mandela, l’Apartheid n’est plus présent en Afrique du Sud. Plus rien dans la législation du pays ne permet une ségrégation par la couleur de peau. Cependant, le traumatisme d’une partie de la population noire est encore très présent. Ce sentiment historique persiste d’autant plus que l’héritage de l’Apartheid est visible. En effet, étant donné que Zuma s’est appliqué à délaisser la population et à ne pas se préoccuper de son développement, seule une faible partie de la population a pu véritablement se libérer aux niveaux économique et social. Si l’Afrique du Sud est parvenue à élever les conditions de vie de sa population, cela repose principalement sur un amendement législatif plutôt que sur un changement économique. Les villes se développent peu à peu, mais le niveau économique de la population n’a pas évolué depuis 2009. La loi ne fait pas tout, et sans indépendance économique, le statut-quo qui place les blancs dans les positions de pouvoir, n’est pas susceptible de véritablement basculer. De fait, l’héritage de l’Apartheid se traduit en inégalités économiques entre “blancs” et “noirs”.

Ainsi, couplé à des partis d’opposition qui n’ont pas encore de quoi conquérir les coeurs de la majorité, l’héritage de l’Apartheid continue de perpétrer l’hégémonie de l’ANC comme parti au pouvoir. Néanmoins, la population fait petit à petit part de son ras-le-bol, que ce soit par la plus faible majorité de l’ANC, mais aussi par son taux d’abstention. En particulier, les plus jeunes en mesure de voter sont restés globalement éloignés du scrutin.

Ces élections sont davantage centrées autour du devenir de l’ANC plutôt que d’un débat d’idées sur les mesures à appliquer. La population a été considérablement déçue par l’ANC et Zuma, et cela transparaît dans les votes pour l’opposition, le taux d’abstention, et la faible majorité de l’ANC. Si le poids de l’Histoire est toujours un facteur de l’orientation politique des votes, la population a fait savoir qu’il était temps de mettre en place de vraies mesures. Pour ce faire, Ramaphosa va devoir s’attaquer à bien des chantiers, que ce soit pour nettoyer son parti et redonner sa ferveur à l’espoir né de l’ère Mandela, ou pour mettre en place les changements drastiques et essentiels pour l’avenir du pays. L’Afrique du Sud est qualifié de pays en voie de développement, mais il est fin près à voir son développement se réaliser. La question est de savoir si cela se fera sous l’ANC, ou si un parti d’opposition saura inverser les rapports de force.

 

Edited by Laura Millo