Bannir Le Voile Intégral En France, Enjeux Sécuritaires Ou Idéologiques?

Le 23 octobre 2018, le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies, un organe composé d’experts indépendants – à ne pas confondre avec le Conseil des droits de l’Homme de l’organisation – a déclaré condamner la loi française no. 2010-1192. Cette loi interdit le port du voile intégral en France dans les lieux publics, faisant du port du niqab et de la burqa une infraction dans certains espaces, qui est passible de 150€ d’amende. Selon le comité, cette loi est une violation des droits de l’Homme. Le rapport du comité, qui fait plutôt office de constatation et n’a pas l’autorité d’imposer des conséquences, fait suite à une enquête initiée par les plaintes individuelles déposées auprès du Comité, par deux femmes françaises ayant été verbalisées à plusieurs reprises dans le cadre de cette loi.

Cette loi a été adoptée sous le gouvernement de François Fillon, premier ministre de Nicolas Sarkozy de 2007 à 2010. Le gouvernement dénonçait le port du voile intégral comme représentant “la manifestation du rejet des valeurs républicaines“, et étant porteur “d’une violence symbolique et déshumanisante”, pour citer les mots de François Fillon dans son projet de loi présenté à l’Assemblée Nationale. Il est précisé dans le rapport de la loi présentée à l’Assemblée Générale en 2010, que le Conseil d’État “permet de prohiber certaines pratiques, même consenties, lorsqu’elles sont contraires à la dignité de la personne“.

François Fillon à l’Assemblée Nationale, en 2007. http://www.benjamin-lemaire.info

Cette loi est donc une remise en cause directe de la décision de ces femmes de porter le voile au sein de la religion musulmane. Toutefois, cette idée s’inscrit au sein d’un discours sur le port du voile plutôt généralisé en France et dans de nombreux pays d’Occident. En effet, bien que la France ait été le premier pays à appliquer une telle loi, ce n’est pas le seul à avoir établi ou cherché à établir une loi de ce type; en Europe notamment, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, la Bulgarie, la Suisse, et le Danemark, manifestent également cette rhétorique. Dans d’autres pays, comme l’Angleterre, il n’y a pas d’interdiction du port du voile intégral dans tous les espaces publics, mais seulement dans les écoles. En Espagne, seuls certains espaces publics sont soumis à une interdiction similaire. Le fait est que le débat autour du voile  persiste depuis plusieurs années, et s’étend à un nombre conséquent de pays.

De manière plus générale, l’Occident voit émerger un “discours du voile”, concept décrit par l’académicienne Leila Ahmed [1]. Ce discours s’articule autour d’une narrative orientaliste, notion introduite par l’intellectuel Edward Saïd, qui a tendance à dénigrer le statut de l’Islam. L’orientalisme représente le Moyen Orient et l’Islam comme uniforme, linéaire, et distinct de l’Occident [2]. L’orientalisme définit ainsi le Moyen Orient et l’Islam de façon pauvre et inadéquate, et place l’Occident, au sein duquel la notion même d’orientalisme a été créée, comme supérieur au Moyen Orient. En effet, pour les occidentaux non-musulmans, il est question d’une perception du voile, plutôt qu’une compréhension de ses origines et de son évolution en contexte. Un argument récurrent, est que les femmes sont oppressées et qu’elles seraient contraintes à porter le voile. Cependant, si l’on part du principe qu’elles sont contraintes par leur culture, et dans le cas présent par leur religion, ne sommes-nous pas tous contraints par les diktats et les normes sociales au sein desquelles nous évoluons? Et, en quoi un état prônant la laïcité peut-il juger une pratique religieuse isolée? L’idée de dénoncer la patriarchie existant au sein de l’Islam traduit en elle-même une certaine patriarchie de la part de l’Occident, qui cherche à imposer ses mœurs et sa vision. Dans le cas de la loi française, il s’agit d’un discours orientaliste dans la mesure où la France ne peut pas se permettre de dicter ce qui oppresse ou pas la femme au sein de l’Islam, d’autant plus par des politiciens n’ayant pas de connaissance profonde de l’Islam et ayant grandi au sein d’une culture influencée par une autre confession.

Il est aussi nécessaire de prendre en compte la place qu’occupent la laïcité et la sécularité dans la politique et la société françaises. Au sein de l’idée de laïcité, il s’agit d’accepter toutes les religions, ainsi que d’être neutre. On cherche à la fois à tout tolérer et à tout uniformiser pour ne heurter personne. De fait, ces deux enjeux, s’ils sont regroupés sous ce même principe, sont relativement opposés, et peuvent entrer en collision.

Là où le propos peut laisser place à la nuance, est lorsqu’il aborde un type de voile bien particulier; notamment, la burqa, qui est le voile le plus dissimulateur qui existe, est un voile aujourd’hui grandement associé aux Talibans, qui obligent son port par les femmes. De fait, les Talibans sont, aux yeux de la communauté internationale, une organisation terroriste, donc des personnes altérant l’Islam.

De plus, avant même de viser le voile aussi explicitement, il était question de sécurité. Pour assurer le bien-être, voire la survie, d’une nation, son gouvernement a comme but premier d’assurer la sécurité de ses citoyens. Dans la deuxième partie de ce projet de loi, il est en effet question d’enjeux sécuritaires concernant le port du voile intégral – cela pourrait permettre la dissimulation de bombes, et masquer son visage peut empêcher l’identification de la population en général, et de criminels en particulier. On ne cherche pas à interdire tout port du voile, mais bien un voile spécifique qui a des implications sécuritaires indépendamment de sa revendication religieuse. Dans l’établissement de cette loi, le fait que la France mette la priorité sur la “survie” de la société est donc défendable, compte tenu des attaques terroristes qui se perpétuent en France. L’argument concernant la sécurité peut alors être balancé, par un équilibre entre intérêt public et libertés individuelles.

Néanmoins, la question de “fraternité”, et l’idée d’aller à l’encontre des valeurs républicaines en portant le voile intégral, demeure le point central de l’argumentaire de cette loi: François Fillon affirme que le port du voile intégral s’oppose à la fraternité, centrale à la France, dans la mesure qu’un visage dissimulé ne permet pas la civilité requise pour établir une relation sociale. Or, au sein d’un pays laïque, on peut juger la religion, mais pas une religion – à moins de pouvoir balancer intérêt public et liberté individuelle comme c’est le cas avec l’argument sécuritaire. Si l’interdiction du port du voile repose donc sur des arguments sécuritaires, une éventuelle emprise sur la liberté de religion peut apparaître légitime. Mais s’il est question de valeurs nationales, et par extension, de culture, l’argument paraît nettement plus délicat, et semble mettre la lumière sur une instrumentalisation des valeurs républicaines afin de servir un conflit idéologique.

Deux discours viennent donc se croiser dans l’argumentaire de cette loi: celui de la sécurité, et celui des valeurs. Cela devient délicat lorsque le principe des valeurs est considérablement mis en avant dans des discours de justifications politiques: c’est l’illustration d’un différend à la fois idéologique et culturel, qui devrait pourtant être protégé par la laïcité au sein d’une société et d’une nation telle que la France. De plus, l’intégration des valeurs républicaines dans l’opposition au port du voile est une pente vertigineuse, qui est facilement utilisée et instrumentalisée par des partis plus extrêmes, tels que le Front National. En revanche, si l’analyse de ce discours est essentielle afin de saisir les enjeux idéologiques cachés de cette loi, il est aussi nécessaire de chercher à la comprendre dans le contexte actuel, et de questionner directement sa légitimité vis-à-vis de la sécurité, compte tenu des nouvelles menaces qui visent la France.

Edited by Laura Millo

[1] Ahmed, L. (1992). Women and gender in islam : Historical roots of a modern debate. New Haven: Yale University Press.

[2] Said, E. (1980). L’orientalisme : L’orient créé par l’occident. Paris: Seuil.