Les sanctions contre la Russie sont-elles des armes de guerre inefficaces?

Depuis février 2022 et le lancement de son « opération militaire spéciale » en Ukraine, le Kremlin est sous le feu d’une série de sanctions d’une ampleur inédite de la part de la coalition occidentale menée par l’UE et les États-Unis. Faisant suite aux premières mesures restrictives prises contre la Russie après l’annexion de la Crimée en 2014, ces vagues de sanctions cherchent à affaiblir la capacité de Moscou à faire la guerre en s’attaquant aux secteurs clés de l’économie russe. Dans le même temps, sous la pression de l’opinion publique, un nombre important d’entreprises étrangères se sont volontairement retirées du pays. Face à une telle onde de choc, beaucoup prédisaient l’effondrement de l’économie russe. Pourtant, celle-ci a mieux résisté qu’attendu, avec un produit intérieur brut (PIB) ne se contractant « que » d’environ 3 pour cent fin 2022, loin des prévisions apocalyptiques des premiers mois de guerre, lorsque le FMI prédisait un déclin du PIB de 8,5 pour cent. Pendant ce temps, la violence sur la ligne de front ne faiblit pas, et la fin du conflit semble loin d’être à l’ordre du jour. Un tel état des lieux nous amène naturellement à poser la question : les sanctions occidentales sont-elles efficaces?

Il est d’abord important de définir ce que recouvre le terme de « sanctions ». Celles-ci vont de restrictions frappant une liste d’individus soutenant l’action russe à des restrictions diplomatiques et économiques. Concernant les sanctions économiques, elles ciblent des secteurs spécifiques de l’économie russe tels que les finances, le commerce, l’énergie, les transports, la technologie et la défense. En Europe, elles ont entraîné un arrêt progressif des importations de matières premières (fer, acier, bois, etc.) et de produits énergétiques russes (pétrole, charbon), un plafond de prix pour le transport maritime de pétrole et une interdiction d’exporter vers la Russie les technologies de pointe nécessaires à sa machine de guerre (semi-conducteurs, équipements militaires, produits chimiques, etc.). Les sanctions internationales se sont également massivement attaquées au système financier russe, via par exemple l’exclusion de certaines banques russes du système d’échange interbancaire Swift ou encore le gel de 300 milliards de dollars de réserves étrangères détenues par la Banque centrale russe.

La résilience de Moscou

L’annonce des sanctions économiques a provoqué l’effondrement de la valeur de la monnaie nationale, le rouble, et une augmentation rapide de l’inflation qui a atteint un record de 17,8 pour cent en avril. Néanmoins, face à la menace d’une fuite massive de capitaux hors du pays, les autorités russes ont su réagir pour endiguer cette tempête financière. La Banque centrale russe a d’abord pris des mesures d’urgence pour soutenir le cours du rouble, en augmentant les taux d’intérêt ainsi qu’en achetant massivement des roubles sur le marché de change. Un contrôle strict des flux de capitaux en circulation dans le pays a également été instauré, exigeant, par exemple, que les entreprises ayant des revenus en devises étrangères en convertissent 80 pour cent en roubles. Enfin, Vladimir Poutine a imposé aux pays européens le paiement de gaz russe en roubles, les obligeant ainsi à échanger des dollars ou des euros contre des roubles pour payer leurs factures de gaz. Ces mesures ont permis une stabilisation du système financier et de la valeur du rouble, tout en alimentant les réserves russes de devises étrangères, cruciales pour le paiement des importations nécessaires à l’économie de guerre.

La résilience de l’économie russe face aux sanctions est aussi le fruit d’une stratégie longuement mûrie par le Kremlin depuis l’annexion de la Crimée en 2014 : la construction de la « Forteresse Russie ». Face aux premières sanctions occidentales, les dirigeants russes prennent alors conscience de l’isolement économique qu’entraîne leur politique étrangère. Dès lors, l’ensemble de la politique économique sera pensé pour rendre l’économie plus autonome dans l’hypothèse d’un futur alourdissement des sanctions internationales. Afin de réduire sa dépendance aux créanciers étrangers, Moscou a constamment cherché à limiter sa dette publique et son exposition au dollar (pendant la crise sanitaire, le soutien à l’économie et aux ménages est resté limité). La Russie a donc pu entamer 2022 avec une dette publique s’élevant seulement à 17,9 pour cent du PIB et libellée à 80 pour cent en roubles. La Banque centrale russe a également accumulé d’importantes réserves extérieures, qui s’élevaient, début 2022, à 620 milliards de dollars, une hausse de 40 milliards de dollars par rapport à 2021.

Enfin, si l’économie russe garde la tête hors de l’eau, elle le doit surtout à ses exportations énergétiques dont les revenus représentent plus de 40 pour cent du budget annuel fédéral. Si l’on tarde à percevoir l’effet des sanctions, c’est en grande partie dû à la stratégie énergétique adoptée par l’UE dans cette crise : d’abord répondre à ses besoins, ensuite sanctionner. L’embargo européen sur les importations de pétrole russe en est une bonne illustration : annoncé en mai dernier, celui-ci n’est entré en vigueur que le 5 décembre. De plus, à cause d’une envolée des prix du pétrole et du gaz, la valeur commerciale des exportations russes à destination de l’UE a augmenté en 2022, malgré des volumes qui eux ont baissé. Cela a permis au Kremlin de continuer à recevoir un immense flux de revenus pour ses exportations énergétiques tout au long de l’année. À l’inverse des exportations, les importations russes se sont fortement réduites (-75 pour cent en 2022) sous le coup des sanctions. Ces deux évolutions conjointes ont poussé la balance des paiements russes vers des niveaux record d’excédent, et permis le rebond du rouble qui, après sa chute initiale, est devenue la monnaie la plus performante de l’année.

Le président ukrainien Volodymir Zelensky face au conseil de sécurité de l’ONU, le 24 novembre 2022. Photo sous licence CC0 1.0.

Des sanctions efficaces à long terme seulement

Ces indicateurs économiques au vert ne sont pourtant pas suffisants pour conclure que les sanctions sont inefficaces. L’excédent commercial record dégagé par la Russie n’est absolument pas le fait d’une amélioration de la productivité russe, mais repose majoritairement sur l’effondrement des importations et l’envolée des prix de l’énergie. La vigueur du rouble n’est quant à elle pas le reflet d’une économie en bonne santé car son cours est aujourd’hui largement artificiel. Sous l’effet de contrôles de capitaux interdisant de vendre des actifs étrangers et donc de sortir des devises du pays, le rouble n’est quasiment plus convertible ce qui a provoqué un effondrement des transactions en rouble sur les marchés de change. Un aussi faible volume de transactions implique que le cours du rouble n’est pas représentatif de l’état de l’économie russe et renvoie plutôt le message d’une isolation croissante.

S’appuyer sur cette résilience de façade pour dénoncer l’inefficacité des sanctions revient donc à se fonder sur des attentes irréalistes quant à l’effet que celles-ci pouvaient avoir à court-terme. En effet, il est illusoire de penser qu’un marché émergent dont la balance des paiements dégageait 120 milliards de dollars d’excédent en 2021, avant les sanctions, n’est pas largement protégé à court terme face à un choc externe. Comme le rappelle Agathe Desmarais, cheffe économiste à l’Economist Intelligence Unit, les sanctions sont une bataille de long terme, dont les effets sont graduels et cumulatifs. Ceux-ci sont d’autant plus lents lorsque les sanctions s’attaquent à des économies de taille comme dans le cas russe.

En réalité, bien que l’effet des sanctions ait été moins important qu’attendu, la situation économique se dégrade progressivement en Russie, ce qui inquiète les autorités du pays malgré leurs discours optimistes. Les restrictions d’exportation occidentales ont sérieusement entravé la capacité de l’économie russe à acquérir des composants pour les activités de fabrication et bien que peu d’entreprises aient complètement quitté la Russie, les nombreuses suspensions d’activité ont durement touché les secteurs russes les mieux intégrés aux marchés mondiaux comme la construction automobile, l’électronique, ou encore les transports. Dans l’impossibilité d’importer des composants étrangers, la production automobile russe était, en mai dernier, en chute de 95 pour cent par rapport à l’an passé. Cette incapacité à importer combinée à une fuite grandissante de la main d’œuvre et des meilleurs cerveaux hors du pays risque d’éroder la productivité et donc les perspectives économiques du pays à moyen et long terme.

L’énergie au coeur de la guerre

Malgré ces sombres perspectives de long terme et des recettes fiscales en baisse, le Kremlin reste aujourd’hui en mesure de continuer à financer la guerre car les sanctions qui comptent le plus, celles frappant le secteur de l’énergie, sont arrivées tardivement et restent trop peu contraignantes. Si le gaz a monopolisé les débats en Europe ces derniers mois, la ressource la plus précieuse aux yeux des Russes est en réalité le pétrole. Représentant 67 pour cent des revenus générés par les exportations d’hydrocarbures russes depuis le début du conflit, le pétrole est la ressource dont dépend la capacité de Moscou à soutenir l’effort de guerre.

Total des revenus générés par la Russie pour ses exportations d’hydrocarbures de l’invasion de l’Ukraine au 11 février 2023. Estimations du CREA.

Au cours des trois derniers mois, l’UE a successivement mis en place deux embargos sur les importations de pétrole brut et produits pétroliers raffinés (diesel, kérosène, mazoute) provenant de Russie. Privant les pays européens d’au moins 90 pour cent des volumes de pétrole russe importés avant la guerre, c’est le premier véritable coup porté à la capacité de Moscou à financer la guerre. Dans une étude sur l’impact de ces mesures, le think-tank finlandais CREA nous apprend que les deux vagues d’embargos occasionneraient une perte de revenus pour Moscou estimée à 280 millions d’euros par jour depuis le mois de décembre. Si les revenus quotidiens générés par la Russie pour ses exportations d’hydrocarbures sont en déclin constant depuis leur maximum atteint en mai dernier, le CREA estime néanmoins que les exportations d’hydrocarbures permettent toujours de dégager 500 millions d’euros de revenus par jour.

Depuis le début du conflit, la Russie a su trouver de nouveaux clients pour son pétrole comme la Chine, l’Inde ou la Turquie, qui l’achètent néanmoins à prix bradé. Face à l’effondrement de la demande occidentale, l’efficacité des sanctions va désormais dépendre de la capacité des Russes à augmenter leurs volumes d’exportations de pétrole vers ces pays. Pour empêcher cela, la coalition occidentale possède une arme de taille: plus de 90 pour cent des pétroliers du monde sont assurés par le groupe P&I Clubs, une association d’assureurs basée à Londres. Afin de limiter les exportations russes hors d’Europe, l’UE et le Royaume-Uni ont donc décidé d’interdire l’assurance des pétroliers transportant des barils russes vendus à plus de 60 dollars.

Sous la pression des États-Unis, la valeur de ce plafond de prix a été décidé de sorte à mitiger l’impact de cette interdiction sur le marché mondial du pétrole. Fixé trop haut, celui-ci n’a eu que temporairement l’effet désiré car la Russie est parvenue à augmenter le volume de cargaisons couvert par ce plafond.  Selon le CREA, depuis le mois de décembre, la Russie serait parvenu à transporter près de 3 milliards d’euros de pétrole brut sur des navires couverts par le plafonnement des prix, ce qui représente environ 2 milliards d’euros de recettes fiscales pour le gouvernement russe. À son niveau actuel, le plafond est donc trop indulgent et doit être revu à la baisse. Ces revenus fiscaux peuvent être largement réduits en abaissant le plafond de prix à un niveau beaucoup plus proche des coûts de production du pétrole russes. Les experts du CREA estiment que le coût marginal d’un baril de pétrole russe se situerait aujourd’hui entre 2,7 et 25 dollars. Un plafond aux alentours de 35 dollars resterait donc supérieur aux coûts de production et de transport en Russie, et réduirait considérablement les recettes d’exportation de pétrole tout en maintenant la stabilité du marché.

Les sanctions sont des outils imparfaits. Si, comme nous venons de le voir, elles gênent considérablement Moscou dans son effort de guerre, elles sont pour l’instant incapables d’arrêter les combats et il semble aujourd’hui improbable que la guerre prenne rapidement fin. Enfin, il est important de garder à l’esprit que tant que nos économies resteront ultra-dépendantes des énergies fossiles, l’effet des sanctions restera limité. La position géopolitique délicate dans laquelle l’UE se retrouve aujourd’hui résulte avant tout de la mise en oeuvre bien trop lente d’une sortie des énergies fossiles. Comment espérer isoler complètement un pays tant que notre confort quotidien dépend de lui?

Edité par Driss Zeghari

En couverture : Levée des drapeaux ukrainien et européen lors de la libération de la ville de Kherson. Photo sous licence CC0 1.0.