Quel espoir pour la démocratie russe?

Alexei Navalny est un avocat et dissident du régime autoritaire de Vladimir Poutine. Il est le fondateur de la Fondation anti-corruption en Russie, et l’auteur du blog Navalny, à travers lequel il expose la corruption des élites, qu’il s’agisse de transactions louches ou de leur style de vie luxueux. Avec son parti politique, Russie unie, Navalny aspirait au pouvoir au Kremlin avant d’être emprisonné le 5 décembre 2011. Cette même année, il a mobilisé 120 000 personnes contre la réélection de Poutine aux élections de 2012. 

Dès lors, Navalny devient le seul dissident représentant une menace sérieuse pour Poutine et son entourage. Dans un geste qui a indigné le monde mais reflété un modèle plus large de répression, des agents du Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie ont empoisonné Navalny avec un agent neurotoxique, Novitchoke, en août 2020. Après avoir été guéri en Allemagne, Navalny est retourné courageusement dans son pays d’origine et a été arrêté dès son arrivée à l’aéroport de Moscou. Avec la diffusion de son procès au public du monde entier, Navalny était au sommet de sa renommée et de son influence; il a réussi à mobiliser des dizaines de milliers de personnes dans tout le pays. Mais à ce jour, le dissident reste en prison, nous amenant à remettre en question l’efficacité de sa campagne pour la démocratie et la liberté en Russie alors que Poutine est au pouvoir depuis 20 ans sans entraves. Malgré les manifestations et la pression internationale, l’autoritarisme expansionniste de Poutine a été renforcé par son invasion de l’Ukraine.  

Photo d’Alexei Navalny en 2020 par Michał Siergiejevicz sous licence CC BY 2.0.

Pourtant, les impacts ne sont pas négligeables, et les manifestations animées par Navalny et ses partisans ont quand même contribué à une politisation de la société russe. Le public est notamment plus engagé avec la politique et prêt à reconnaître que ses maux sont renforcés par la corruption de l’entourage de Poutine au Kremlin; avec l’augmentation des lourdes condamnations internationales, ils ont donc moins peur de critiquer le régime. En janvier 2021, des démonstrations ont eu lieu dans une centaines de villes, même dans des petites villes en Sibérie, qui sont loin de Moscou et historiquement plus fidèles à Poutine et à son régime. Cela a été renforcé par le fait qu’il y a toujours eu beaucoup de ressentiment envers les élites corrompues en Russie, et démontre une frustration croissante dans les villes régionales

Navalny a aussi réussi à réinventer l’opposition en Russie; il s’est assuré d’exposer la corruption plutôt que de se préoccuper de sa popularité dans les sondages. La vidéo publiée par son équipe exposant le palais de Poutine situé au bord de la mer Noire aussi bien que ses mises à jour régulières sur son séjour en prison publiées sur Instagram reflètent son innovation avec les médias sociaux. Navalny engage ainsi une génération plus jeune contre Poutine et montre au monde que sa lutte n’est pas terminée, malgré les efforts du gouvernement. 

L’Ouest passif et l’intérieur incohérent

La passivité de l’Ouest envers la Russie n’a pas aidé les perspectives démocratiques en Russie non plus. En tant que président, Trump a ignoré le traitement des dissidents de la part du Kremlin, et a préféré la poursuite de bonnes relations avec Poutine, ce qui a renforcé son pouvoir. Au contraire, l’administration Biden a réagi vite fait à l’invasion de l’Ukraine en 2022 avec des sanctions et une politique beaucoup plus dure envers la Russie

Mais ce qui a vraiment entravé le mouvement pour la démocratie en Russie n’est pas le manque d’intervention de l’Ouest, mais l’absence d’un mouvement cohérent venant de l’intérieur. Bien qu’il existe certains individus isolés comme Boris Nemtsov, un homme d’État russe libéral qui critiquait ouvertement le régime de Poutine, ou comme Navalny, il n’y a pas encore un mouvement défini et unifié qui peut menacer le contrôle de Poutine. Des groupes dissidents comme Pussy Riot sont la première lueur d’espoir que la lutte a commencé à s’étendre à un mouvement plus large plutôt qu’à seulement des tentatives isolées de pouvoir par certains politiciens. Ce groupe de musique féministe organise des performances non autorisées qui s’opposent à Poutine et son gouvernement. Il démontre que la lutte pour la démocratie n’est pas forcément liée à Navalny, ce qui est très important pour maintenir un mouvement qui se retrouve sans dirigeant pendant que ce dernier est en prison. 

Une manifestation de l’opposition à Moscou en juin 2012. « Pussy Riot Protest » par Evgeniy Isaev sous licence CC BY 2.0.

De plus, l’importance des mouvements démocratiques russes par rapport à la pression internationale est renforcée par le fait que Poutine utilise souvent l’influence de l’Ouest pour discréditer le mouvement démocratique en Russie. Poutine a montré, en faisant assassiner Boris Nemtsov en 2015, qu’il n’a pas peur d’éliminer ceux qui menacent sa présidence. Il est beaucoup plus facile de tuer des dissidents plutôt qu’un mouvement grandissant qui imprègne la société. 

Mouvement anti-autoritaire, ou conflit de personnalités?

La rhétorique employée par Navalny, tout comme l’angle d’analyse employé par le public international, ont toutefois stimulé d’importants éléments de populisme et de polarisation au sein de la société russe. Il y a souvent une tendance populiste dans les pays post-soviétiques, tendance qui se manifeste lorsque le peuple s’oppose à son dictateur. Ce modèle menace le futur de la démocratie en Russie en particulier parce que, sans des vraies demandes démocratiques, les manifestations peuvent finir par simplement remplacer une élite par une autre au Kremlin. Ainsi, en se présentant comme la solution sans programme politique significatif, Navalny contribue à la polarisation de la société russe car il renforce la politique personnalisée avec une compétition entre lui et Poutine. L’effet du culte de personnalité sur la politique est dangereux pour la démocratie; voir ce mouvement comme une guerre entre deux individus plutôt que entre la liberté et l’autoritarisme risque de polariser la société encore plus, comme ce qu’on voit aux États-Unis et ailleurs. 

Les risques pour le futur de la démocratie en Russie sont signalés par Garry Kasparov, un dissident russe résidant aux États-Unis. Ce joueur d’échecs russe est devenu activiste contre le gouvernement de Poutine, et souligne l’importance de considérer l’opposition au gouvernement de Poutine comme une lutte contre l’autoritarisme plutôt qu’un conflit entre des personnalités. L’attention internationale sur la politique russe est problématique car elle reste trop centrée sur l’individu plutôt que sur le mouvement de protestation, ce qui inhibe la trajectoire démocratique dans le pays et empêche le monde démocratique de réagir efficacement à la menace que représente Poutine. De plus, l’examen des convictions personnelles de Navalny détourne l’attention de la question de l’autoritarisme. Par exemple, ses opinions polarisantes sur l’ethno-nationalisme russe et ses déclarations racistes répugnantes ne devraient pas définir le mouvement démocratique en Russie. Kasparov insiste que la position démocratique doit survivre et prospérer en l’absence de Navalny : le mouvement ne peut pas mourir avec lui s’il meurt en prison, ce qui est malheureusement fort possible. Même si la pression internationale n’apportera pas le changement radical dont dépend l’avenir de la Russie, les nations démocratiques doivent collectivement faire pression pour la démocratie dans le monde entier, ce qui donnera aux groupes d’opposition en Russie la confiance nécessaire pour résister et lutter pour la liberté dans leur propre pays. Sans ce mouvement interne qui constituerait une vraie menace pour le régime, Poutine et ses oligarques croiront qu’ils peuvent éteindre l’espoir pour la démocratie par des arrestations et des meurtres.

 

Édité par Maria Laura Chobadindegui

En couverture : Photo d’un rassemblement pour les droits démocratiques à Moscou en 2019 par Putnik sous licence CC BY 4.0.