Un nouveau round pour les tensions russo-ukrainiennes

Le 25 novembre 2018, le détroit de Kertch a été agité par des affrontements entre des navires militaires russes et ukrainiens. Ces échanges de force entrainent alors le saisissement de trois vaisseaux ukrainiens par les gardes-côtes russes, équipages inclus, en mer d’Azov. La semaine suivante se tient le sommet politique du G20, à Buenos Aires, où la majorité de la communauté internationale réprimande la Russie pour ce qui est perçu comme une nouvelle agression envers l’Ukraine. Afin d’endiguer la crise, le président ukrainien Petro Porochenko déclare la loi martiale – une première depuis le début des tensions entre la Russie et l’Ukraine, qui ont atteint leur apogée en 2014. Cette mesure est interprétée par plusieurs comme une mesure politique motivée par l’approche des élections présidentielles en Ukraine. L’établissement de la loi martiale constituerait donc un message envers le peuple ukrainien plutôt qu’une menace envers la Russie. Levée un mois et demi plus tard, la loi martiale demeure néanmoins un symptôme du climat politique toujours tendu entre les deux pays.

La mer d’Azov est une nouvelle case de l’échiquier sur laquelle la Russie compte faire avancer ses pions.

La Russie, toujours en quête de sa grandeur perdue

Cette crise fait écho aux tensions de 2014 survenues lors de la crise de la Crimée. En 2013, sur le point de signer un accord commercial avec l’Union Européenne, désiré par une grande portion de la population, l’Ukraine cède à la pression russe et se retire. Ce geste politique pro-russe déclenche une vague inédite de protestations au sein de la capitale et du pays. Le gouvernement, alors sous Viktor Ianoukovitch, envoie des forces armées contre la population. La crise s’intensifie, jusqu’au point décisif où la Russie implique ses propres forces armées dans la crise. Ainsi, en février 2014, pénètrent dans la capitale des troupes sans insignes, plus tard reconnues comme russes, et étouffent en deux semaines l’opposition anti-russe. Entre temps, le président Ianoukovitch est destitué et s’enfuit, laissant ainsi l’Ukraine nager dans des eaux d’incertitude. Cette crise résulte en l’annexion de la région autonome de Crimée par la Russie le 18 mars 2014, jugée illégale par l’Ukraine et la communauté internationale. Bien que la communauté internationale condamne cette annexion, l’intervention de forces alliées reste limitée. En pratique, les mesures entreprises contre la Russie, à travers des sanctions de toutes sortes, ont eu peu d’effet.

La Russie de Vladimir Poutine est associée, notamment pour la partie du peuple qui le soutient, au retour graduel de la Russie comme acteur de taille sur la scène internationale. En effet, la Russie, bien que toujours fragile économiquement, sait s’imposer dans de nombreux débats internationaux, que ce soit à travers ses politiques militaires, en Syrie notamment, ou bien à travers son siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU. De fait, il n’est pas véritablement surprenant que la Russie s’attaque de nouveau à un pays anciennement soviétique, dans lequel s’exerce une influence russe toujours importante. L’attaque survenue en novembre contre les vaisseaux ukrainiens illustre une volonté de continuer à fragiliser le pays.

La Russie a su montrer, notamment en 2014 avec la crise de la Crimée, qu’elle était prête à prendre les armes pour retrouver sa grandeur. En s’imposant de la sorte en mer d’Azov, la Russie fragilise sa proie autant stratégiquement que symboliquement. D’une part, il s’agit d’un message, qui témoigne de la détermination de la puissance russe à réaffirmer son influence et son contrôle sur les ex-républiques soviétiques satellites du pays. D’autre part, il y a une volonté d’affaiblir militairement et économiquement l’Ukraine en prenant le contrôle d’une zone qui inclut des ports importants. Notamment, les ports de Mariupol et Berdiansk sont près de villes industrielles et constituent des points clés pour le commerce ukrainien. La Russie a déjà érigé, en mai 2018, un pont qui la relie à la Crimée, au niveau du détroit de Kertch et qui lui permet de filtrer l’accès à la mer d’Azov. Après avoir pris le contrôle de la circulation maritime dans cette zone pourtant partagée, l’étape suivante était de prendre le contrôle de la mer d’Azov dans son entièreté.

L’Occident, allié clé, mais pas encore assuré

Encore affaiblie, l’Ukraine n’est indéniablement pas de taille face aux forces russes. Le pays nécessite donc l’appui des forces occidentales pour tenter de riposter. Cependant, comme la crise de la Crimée l’a déjà illustrée dans le passé, l’Occident n’offre qu’un soutien limité à l’Ukraine. En outre, il le fait principalement dans le but de contrer l’influence russe, plutôt que de préserver la souveraineté de l’Ukraine. Celle-ci ne semble constituer au final qu’un proxy, une zone tampon, aux yeux des forces occidentales. Par ailleurs, le soutien en question se fait principalement aux travers de sanctions économiques qui n’ont pas de grands effets sur les politiques russes. L’Ukraine nécessite un appui militaire plutôt que symbolique.

Ce soutien partiel s’explique par le fait que l’Ukraine, depuis son indépendance en 1991 et notamment dans les récentes années, a oscillé entre rapprochement avec l’Occident et avec la Russie. Sous la présidence de Viktor Ianoukovitch, le pays s’est dans un premier temps tourné vers l’Union Européenne, avant de se rétracter pour rassurer la portion pro-russe de la population. L’Ukraine retient encore une base pro-russe, même si cette base se concentre surtout dans la péninsule de Crimée, et est donc affaiblie suite à son annexion. Il est indéniable que l’Ukraine n’est pas prête à totalement tourner le dos à la Russie. Et même si elle l’était, la Russie a encore de quoi faire suffisamment pression pour l’en empêcher. De fait, l’adhésion totale de l’Ukraine à l’Occident est compromise. Par conséquent, l’obtention d’un soutien véritable de sa part l’est tout autant. Ainsi, l’Ukraine n’est un membre ni de l’OTAN, ni de l’Union Européenne, qui sont pourtant des organisations qui assurent des alliances de taille. Il est important de souligner que dans le cas de l’OTAN, l’organisation compte parmi ses rangs des pays anciennement sous le parapluie soviétique, mais désormais libérés de l’influence russe. Le fait que ces alliances occidentales et l’Ukraine, contrairement à d’autres ex-pays soviétiques, n’aient pas encore parvenu à signer un accord témoigne de l’influence russe qui plane toujours au-dessus du pays.

La Commission OTAN-Ukraine est un organe qui permet une forme de coopération entre l’organisation occidentale et l’Ukraine. Néanmoins, l’OTAN continue de s’opposer à l’entrée officielle de l’Ukraine en tant que membre.

Séisme de haute magnitude pour le monde orthodoxe

L’Ukraine cherche pourtant à affirmer son indépendance depuis 2014 suite à la chute politique de Ianoukovitch. Après la crise de la mer d’Azov, l’Ukraine a connu un changement bien plus conséquent que le déclenchement de sa loi martiale. Jusque là sous le contrôle du patriarcat de Moscou, l’Église orthodoxe de Kiev, autorité religieuse centrale du pays, a déclaré l’indépendance de son patriarcat, schisme reconnu par celui de Constantinople, qui possède une autorité certaine au sein de l’Église orthodoxe. Cette séparation inédite constitue une véritable volonté d’indépendance vis-à-vis de Moscou, mais aussi un geste très risqué. En effet, cela étend d’une part la crise politique en s’immisçant dans la sphère religieuse, puisque de nombreuses églises ont déjà changé leur allégeance, provoquant une division de taille entre les patriarcats de Moscou et Constantinople. D’autre part, une division historique religieuse de la sorte peut donner à Moscou une forme de légitimité pour déclencher une guerre. La Russie a déjà lancé un signal d’alarme, en indiquant que la création de ce patriarche représentait une atteinte directe à l’unité orthodoxe, et pouvait rapidement mener à un véritable bain de sang. La perspective qu’une guerre de religion se profile, placerait véritablement une épée de Damoclès au dessus de l’Ukraine: le pays a de quoi craindre pour son avenir, sa souveraineté, et son peuple.

Le président ukrainien Porochenko aux côtés du métropolite Epiphane, qui préside la nouvelle Église orthodoxe de Kiev le 15 décembre 2018.

Ainsi, l’Ukraine doit prendre des précautions, et s’assurer du soutien des forces occidentales afin de lutter contre l’influence russe. L’Ukraine s’approche d’un enjeu important avec les élections présidentielles de mars. Les candidats sont relativement antirusses, mais demeurent ouverts à la discussion avec Poutine. Le changement de paysage politique dans le gouvernement est susceptible d’affecter les relations entre les pays, mais est encore loin d’assurer un changement radical. Il semble que l’Ukraine puisse difficilement prendre des mesures véritablement affirmées vis-à-vis de la Russie. En effet, la loi martiale a plutôt été influencée par une volonté de contrôle sur la politique interne du pays que pour les relations entre la Russie et l’Ukraine. S’il est peu probable que la Russie envahisse de nouveau l’Ukraine comme elle a pu envahir la Crimée, le pays va devoir faire preuve d’endurance, car Moscou n’est pas près de relâcher sa pression.

Edited by Charles Lepage