Une Bombe À Retardement Iranienne ?

Comme le souligne Antonio Guterres, secrétaire général des Nations Unies, lors de sa conférence de presse du 18 septembre: la situation au sein du Golfe semble être l’une des plus grandes menaces à la sécurité du monde actuellement. Et ce, dans un contexte où la communauté internationale est relativement paralysée sur la question, surtout depuis la sortie des Etats-Unis de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, l’année passée. Et où, de l’autre côté, le président Iranien Hassan Rohani refuse de rencontrer son homologue américain. C’est l’impasse diplomatique. 

Au-delà de ses relations de plus en plus distantes avec un occident qu’il rejette idéologiquement, l’Iran est un acteur clé dans les conflits qui agitent le Proche et Moyen-Orient. L’Iran a de nombreuses motivations pouvant le pousser à adopter une posture militaire plus radicale tout en laissant peu de place à la diplomatie avec la communauté internationale, faisant donc de lui un acteur imprévisible. Il adopte déjà une ligne de conduite qui, motivée en partie par la provocation américaine, est susceptible de changer son rôle dans la région. Mais jusqu’où le pays est-il prêt à aller pour renverser l’équilibre des puissances voisines ?  

L’Iran, outsider historique et allié complexe

Version moderne de l’Empire perse à taille réduite, et République islamique depuis la révolution de 1979, l’Iran est un pays ayant depuis toujours une position particulière dans sa région. Son système politique peut se résumer à une sorte de démocratie théocratique. C’est un système relativement unique, reposant à la fois sur la voix du peuple qui place Hassan Rohani à la tête du gouvernement, et sur la shari’a, qui fait de l’Ayatollah Khamenei un “leader suprême” au-dessus de toutes les institutions, qu’elles soient judiciaires, politiques ou militaires. Ses rapports diplomatiques sont rendus toujours plus complexes par sa dimension religieuse très présente, d’autant plus que c’est l’Ayatollah qui est en charge de la politique étrangère. Ayant pour religion officielle l’Islam, qui est l’un des traits d’union des pays de la Ligue Arabe, il n’en fait pourtant pas partie, et le revendique. Son peuple n’est pas arabe mais perse, pratiquant majoritairement un Islam chiite, qui lui vaut de se placer en opposition à l’Islam majoritaire dans le reste du monde Arabo-musulman, l’Islam sunnite. Il est particulièrement en opposition avec l’Arabie Saoudite, considérée comme étant l’hôte du berceau de l’Islam. C’est d’ailleurs autour de son rapport au Royaume Wahhabite que s’organisent la plupart de ses alliances régionales.

Le Guide Suprême de l’Iran, l’Ayatollah Ali Khamenei.

L’Iran a une position intéressante dans le monde, qui le lie aussi bien au monde arabe qu’à l’Asie mineure, et lui permet d’entretenir un réseau d’alliances de natures différentes. Il multiplie à travers ce réseau les conflits proxy avec l’Arabie Saoudite qui prennent presque une tournure de guerre froide au sein du Golfe Persique. Au Liban, il a fortement contribué à la création du parti islamique chiite et anti-israélien, le Hezbollah. Ce dernier sert dans un premier temps d’intermédiaire avec l’Etat d’Israël, mais aussi avec l’Arabie Saoudite qui apporte son soutien au parti islamique sunnite du Liban. En 2017, le premier ministre libanais Saad Hariri avait été retenu captif par l’Arabie Saoudite avant de livrer un discours inédit et virulent à l’égard de Téhéran, pourtant allié de son gouvernement. Le Liban n’est pas le seul pays qui voit sa sphère politique secouée par les deux Goliaths de l’Orient. Le conflit qui se perpétue au Yémen, entre les rebels houthis soutenus par l’Iran, et les forces du gouvernement yéménite principalement appuyées par Riyad, a des allures similaires. Bien qu’il soit question d’un récent cessez-le-feu initié par l’Iran, les deux pays ne semblent pas près de couper court à leur rapport de force de sitôt. 

Cette relation place également le Pakistan dans une position délicate, puisqu’il partage une frontière avec l’Iran, dont il s’est rapproché depuis le début des années 2000 [1] – tout en étant la source de protection militaire principale de l’Arabie Saoudite, étant le détenteur d’une des armées les plus puissantes de la région. Du côté de l’Irak, qui l’envahit avec le soutien des Saoudiens dans les années 80, menant à une guerre sanglante, les milices chiites du pays en font un allié plutôt qu’un ennemi. Leurs relations au monde arabe, dont l’Irak fait pleinement partie, sont néanmoins largement différentes et ils s’apparentent à de simples voisins plutôt que de vrais alliés. Enfin, l’Iran trouve un allié au sein du gouvernement Syrien, bien que le pays ne soit en mesure que d’assurer un soutien diplomatique à ce jour, après avoir été déchiré par une guerre civile intensifiée depuis 2011. Là encore, le conflit a vu s’opposer la puissance perse au leader arabe, puisque le royaume des Saoud soutenait les forces rebelles.  

L’Iran est un pays à l’identité unique dans la région, frontière entre deux mondes et coeur d’un émergent “croissant chiite” qui l’oppose à une grande partie du monde arabo-musulman; un combo qui fait de ses alliances des rapports complexes pour les pays étrangers.

Quel futur pour la sécurité au Moyen-Orient ? 

Depuis 2018 et la fin de l’accord, le pays semble avoir repris la militarisation et potentiellement nucléarisation de ses forces. Cette militarisation a des ambitions provocatrices, afin de montrer qu’il résistera à l’offensive diplomatique américaine, mais aussi stratégiques, puisque le pays a tout intérêt à assurer ses arrières. Son emplacement géographique le situe à l’intersection de différents mondes, ce qui lui donne à la fois la possibilité de jouer sur plusieurs plans, mais aussi de servir de cible à différents niveaux. Comme mentionné précédemment, l’opposition religieuse entre l’Iran et une grande partie du monde arabo-musulman est un facteur central dans les tensions de la région. La géopolitique au Moyen-Orient est imbibée de dynamiques religieuses. Qui plus est, outre son opposition centrale à l’Arabie Saoudite, ses conflits au Moyen-Orient restent empreints de son opposition aux Etats-Unis. Qu’il s’agisse de l’Arabie Saoudite, des Emirats Arabes Unis, ou d’Israël, les adversaires de Téhéran sont tous liés à Washington.

Les relations irano-saoudiennes, si elles sont en passe de se pacifier au sujet du Yémen, se sont au contraire intensifiées dans leur rapport direct. En effet, l’Iran est tenu responsable de l’attaque d’un établissement pétrolier saoudien, et l’Arabie Saoudite a menacé de répondre par la force. Menace que le royaume a potentiellement mise à exécution, avec l’attaque d’un tanker iranien en Mer Rouge, dans un périmètre proche de l’Arabie Saoudite, le 11 octobre dernier. Israël est l’autre acteur principal de la région qui se trouve dans la ligne de mire de l’Iran, en raison de son rapport au Hezbollah. Si les tensions dans la région ne datent pas d’hier, la raison pour laquelle elles deviennent préoccupantes est l’imminent changement dans les rapports de force.

Alors qu’il a aujourd’hui un champ presque libre pour reprendre sa production nucléaire, l’Iran accumule les raisons d’augmenter sa force brute. Pourtant, la simple militarisation du pays peut être vue comme une provocation, aussi bien par ses voisins que par les Etats-Unis, qui n’ont pas manqué de montrer leurs tendances interventionnistes dans le passé. En d’autres termes, l’éventualité que l’Iran devienne une autre puissance nucléaire est une porte ouverte vers une course à l’armement. La perspective d’un véritable affrontement reste sujette à débats, puisque les coûts seraient immenses pour le pays. En outre, l’Iran ne semble pas avoir de raisons d’entreprendre une offensive pure et dure, contre qui que ce soit. Cependant, l’intensification de ses offensives actuelles montrent qu’il se sent d’intervenir de manière indirecte, et peut à terme en faire une cible et le placer dans une position défensive. Dans ce cas, il ne fait aucun doute que l’Iran ripostera avec une intensité inédite. 

Le corps d’élite des Pasdarans, ou Gardiens de la Révolution, forme la deuxième armée de l’Iran.

Qui plus est, le pays est actuellement dans une posture qui lui permet d’envisager un nouveau rapport de force dans la région. Compte tenu de la puissance actuelle de l’Iran, une intervention américaine, quasi inévitable si le front avec l’Arabie Saoudite prend une tournure plus directe, n’est plus assurée d’être sans encombres. La puissance militaire de Téhéran, si elle est susceptible de grandir dans un futur très proche, n’est pas une nouveauté en soi. En effet, le pays est déjà muni de deux corps militaires: son armée nationale traditionnelle, et son corps d’élite rattaché à l’Ayatollah, les pasdarans. Cette deuxième unité est une véritable seconde armée. Elle assure l’équilibre entre le gouvernement et le pouvoir de l’Ayatollah, puisque chacun possède une force brute pour le soutenir. L’Iran est intervenu dans les conflits voisins notamment au travers de ses forces armées. Si l’Arabie Saoudite fait aussi usage d’une force pure et dure, elle le fait surtout par l’intermédiaire d’armes achetées à l’étranger ou de forces militaires alliées, tandis que l’Iran continue de perfectionner sa propre technologie militaire. Leurs drones, armés de missiles, sont notamment d’une terrible efficacité. La possible reprise de sa production nucléaire ferait de l’Iran, déjà militairement puissant, un adversaire redoutable.

L’ambiance de guerre froide dans le golfe persique n’est pas une nouveauté en soi, mais l’émergence d’un “croissant chiite” couplée à une puissance militaire décuplée peuvent apporter à Téhéran l’artillerie politique et militaire dont il a besoin pour changer la dynamique géopolitique du Moyen-Orient. Bien qu’il ne puisse pas entièrement effacer le rayonnement de l’Arabie Saoudite et devenir le nouveau meneur de jeu de la région, il est armé pour rééquilibrer les forces et former son propre pôle. Qui plus est, la situation d’impasse diplomatique dans laquelle l’Iran choisit de maintenir le monde à son égard laisse par extension peu, voire pas de place, pour une dissuasion pacifique. En d’autres termes, la marge de manoeuvre des différents acteurs est limitée pour maintenir une illusion de paix partielle et une sécurité, notamment nucléaire, dans la région. La situation au sein du Golfe est à suivre de très près, car personne ne sait quand arrivera l’intervention militaire de trop, ou bien si la militarisation de l’Iran suffira à déclencher une escalade des tensions. Le vrai défi serait de rétablir un contact diplomatique pacifique avec l’Iran, si l’on souhaite éviter une guerre des titans au Moyen-Orient.

 

[1] “Pakistan and the World (Chronology: April-June 2001).” Pakistan Horizon 54, no. 3 (2001): 79. http://www.jstor.org/stable/41394003.

Edited by Salomé Moatti