Les enfants soldats du Mexique : le phénomène des groupes d’autodéfense

Dans un pays où les inégalités et la pauvreté déchirent le tissu social, la question de la violence au Mexique ne fait que se détériorer. Face à l’absence d’autorités dans les zones rurales, les civils sont contraints de résister à cette violence par leurs propres moyens. C’est le cas dans la localité de Chilapa, dans l’état du Guerrero, où des enfants s’arment avec de vieux fusils pour défendre leur maison et leur famille du crime organisé.

Cas de Chilapa

Le 17 janvier dernier, dix personnes ont été massacrées et incinérées dans la petite localité de Chilapa, au sud-ouest du Mexique. Malheureusement, cet épisode ne reste qu’un parmi tant d’autres dans un pays où la violence devient monnaie courante, où les autorités sont de plus en plus absentes mais également de plus en plus complices, et où une solution reste pour l’heure inenvisageable. Des images récentes révèlent des enfants âgés de 6 à 15 ans guidant une procession de 2 000 personnes, le visage couvert, portant des vieux fusils de chasse dans une tentative désespérée de contrer plus d’une décennie de violence. En effet, comme le rapporte El Pais, la localité de Chilapa s’est enlisée dans un état de guerre quasi-constant au fil des années. Ses habitants doivent subir le harcèlement de groupes criminels liés au trafic de drogue comme « los Ardillos », auteurs du massacre du 17 janvier. Désespérés, les membres du groupe d’autodéfense (CRAC), ont alors bloqué les axes routiers principaux et ont exigé au président Andrés Manuel López Obrador de se rendre sur les lieux afin de remédier à la passivité des services de sécurité locaux qui s’avèrent incapables de mettre fin à la souffrance des habitants.

Les enfants âgés de six ans sont armés de bâtons pendant que les plus de huit ans portent des fusils de chasse. Cette photo de Dasaev Pérez est de libre usage.

Situé au sud-ouest du pays, Guerrero est un état principalement rural, avec une population de 3,5 millions d’habitants dont 69% vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Le territoire montagneux y est attirant pour les groupes de narcotrafic puisque le terrain est propice aux plantations de cannabis ou même de coquelicot dont la sève est utilisée pour fabriquer l’héroïne. Avec la hausse du trafic d’opiacés, la région est par conséquent de plus en plus affectée par une violence endémique. Les agriculteurs sont souvent contraints à travailler sur ces plantations peu communes souvent par intimidation ou par nécessité. Selon l’Institute for Peace and Economics cette incursion de groupes armés fait de Guerrero l’un des états les plus violents du pays, mais seulement 0,2% des crimes commis sur le territoire sont résolus par les autorités, ce qui témoigne de l’inefficacité du système judiciaire. Les chiffres ne mentent pas. La fatigue des habitants de Chilapa est justifiée, et leur quête pour assurer leurs besoins de sécurité ne s’arrêtera pas tant que des solutions ne seront pas mises en place.

Un cas non-isolé 

Le cas de Chilapa n’est pas isolé : il fait partie d’une longue histoire d’armement des civils. Des corps de garde civile ont été déployés non seulement au Guerrero mais aussi dans d’autres états, comme au Michoacán, qui était sous le contrôle du groupe de narcotrafic los Caballeros Templarios (les Chevaliers Templiers). Ce groupe, créé en 2011 à l’issue de la division de l’organisation La Familia Michoacana, est sinistrement connu pour son comportement extrêmement brutal avec lequel il soumet des populations entières (méthodes d’intimidation et d’extorsion, comme des cuotas (quotas économiques), harcèlement sexuel ou vente de protection). Le groupe a alors établi une zone, connue sous le nom de Tierra Caliente (Terre Chaude) et avait la mainmise sur tous les aspects de la vie économique au Michoacán, tels que  le commerce d’avocats, ou le contrôle des mines d’acier ou de fer. Pour lutter contre ces groupes de narcotrafic, des groupes d’autodéfenses se forment dès février 2013 et forment alors une coalition nommée Grupos de Autodefensas de Michoacán (Groupes des autodéfenses du Michoacán) guidée par José Manuel Mireles un médecin et activiste social. L’État Fédéral mexicain en revanche répond avec fermeté et envoie l’armée, argumentant que le port d’armes sans licence est illégal et arrêtant de nombreux membres de l’autodéfense, dont Mireles.

Des membres des Groupes d’Autodéfense du Michoacán, Morelia, Janvier 2014. Cette image de Enrique Castro Sánchez est protégée par la license CC BY-SA 2.0.

Cette décision de la part du gouvernement mexicain est en réalité une réaction à sa perte de pouvoir. En effet, la création de groupes d’autodéfenses remet sérieusement en question sa légitimité puisqu’il traduit un manque de confiance dans les institutions nationales. Et pour cause, dans de nombreux cas, les institutions gouvernementales ont fait preuve de complicité avec des groupes du crime organisé.

Cette coopération tacite de l’État avec ces « cartels » a été dénoncée dans un rapport de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) qui dénonce le comportement de l’armée qui, sous ordre du maire de la ville d’Iguala, aurait kidnappé 43 étudiants afin de  les livrer au groupe Guerreros Unidos. À la suite de cet évènement, les communautés se sont organisées en groupes d’autodéfenses comme la FUSDEG (Front Uni pour la Sécurité de l’État du Guerrero) ou l’UPOEG (Union des Villages et Organisations de Villages de l’État du Guerrero). Ces organisations repoussent l’idée du gouvernement fédéral et cherchent l’autogestion, en boycottant par exemple des élections municipales. Le gouvernement, qui interprète ces actes comme une remise en question de son pouvoir ainsi que de sa capacité de gouvernance, se lance alors dans la poursuite de ces groupes paramilitaires.

Une guerre civile moderne

L’émergence des groupes d’autodéfense est donc une des conséquences directes d’un État incompétent, inapte d’établir des institutions fortes, à même de réguler la présence des autorités et leur comportement. De fait, malgré une période de démocratisation dans les années 90 et 2000, l’État mexicain reste incapable de se renforcer ou d’établir des institutions régulatrices. En d’autres termes, le gouvernement n’a pas les moyens de s’assurer du bon équipement des forces armées ni de la formation de ses effectifs, qui, mal payés, saisissent l’opportunité économique d’être complices du crime organisé.

Des membres d’un groupe d’autodéfense au Guerrero, c.a 2013. Cette photo anonyme est de libre usage.

Comme le montrent les événements de Culiacán en décembre 2019, l’État mexicain est incapable de s’engager dans un affrontement direct avec le narcotrafic qui le remplace de plus en plus au sein de la société. On parle donc ici d’une « guerre civile moderne » où un gouvernement affaibli et sans stratégie s’oppose à des groupes armés qui ne cherchent pas nécessairement un pouvoir politique mais bien économique. Les populations civiles, elles, se retrouvent prises en étau au milieu de cet affrontement dont elles sont les principales victimes. En effet, depuis l’année de 2006, plus de 250 000 personnes sont mortes et 40 000 disparues. Face à un État en retraite et une violence toujours rampante, la réponse des groupes d’autodéfense semble alors être l’ultime recours. 

Dans ce conflit ambigu, le front de bataille est partout et nulle part. Il ne s’agit pas d’une guerre qui se gagne ou qui se perde. Au Mexique, tout le monde perd. L’État, les autodéfenses et, même, les mères de Chilapa.

 

Photo de couverture: Anonyme, libre usage.