Hong Kong : une organisation anarchique

Depuis juin 2019, les manifestations à Hong Kong en opposition au gouvernement n’ont cessé d’escalader. Ce qui était au départ une revendication contre la loi d’extradition proposée par le gouvernement de Carrie Lam s’est transformé en un mouvement de grande ampleur réclamant plus de démocratie, de justice et de représentation politique. Il s’est centralisé autour de cinq demandes : le retrait de la proposition de loi d’extradition; une commission d’enquête sur la présumée brutalité de la police; la rétractation de la dénomination des manifestants d’“émeutiers”; l’amnistie des manifestants arrêtés; et le suffrage universel pour le conseil législatif et le chef exécutif.

Si le gouvernement a depuis retiré le projet de loi, les deux parties restent fermées à quelconque nouvelle concession. La mort de Chow Tsz-Loz, le 8 novembre, d’une chute d’un parking lors d’une manifestation suite à une potentielle bavure policière, a précipité la ville dans le chaos. Le 11 novembre, plusieurs campus ont été assiégés, dont celui de la Chinese University of Hong Kong (CUHK). Ma présence durant son occupation m’a permis de constater certaines des caractéristiques du mouvement qui se reflètent dans l’organisation générale des manifestations. 

Des étudiants évacuant le campus de CUHK par l’une des barricades. Photo: Diane Robert

D’un point de vue extérieur, l’absence de meneur laisse à penser que ce mouvement est anarchique, sans réelle cohésion ni organisation. Cependant, ceci ne signifie pas chaos total : le mouvement est en effet au service d’une réelle organisation décentralisée.

Ainsi, après le blocage complet du campus de CUHK et son évacuation par les membres de l’administration universitaire, les manifestants ont pris l’initiative d’occuper différents postes essentiels à la gestion du campus : certains se sont tournés vers la cuisine pour nourrir les centaines de manifestants, d’autres étaient en charge de l’administration des dortoirs et des étudiants qui évacuaient le campus, tandis que d’autres encore ont transformé une camionnette volée en ambulance. Des postes de soins, de sécurité, et de fabrique de cocktails molotov se sont également formés. Chacun prenait sa place dans une société horizontale émergente et efficace, du moins sur le court terme. 

Cette organisation particulière est emblématique du mouvement général. En effet, à l’heure où les manifestants réclament plus de liberté et de démocratie, leurs prises de décisions se font en communauté, sur internet, par un système de vote. Le 22 août par exemple, après qu’une femme ait été blessée dans le quartier de Tsim Sha Tsui, les manifestants ont délibéré sur des forums internet, et ont finalement décidé de bloquer l’aéroport international de Hong Kong. 

Ce mode de fonctionnement contraste avec le mouvement des parapluies en 2014, incarné par Joshua Wong, activiste reconnu internationalement pour son engagement démocratique. Dans les récentes manifestations, aucun membre n’est élevé au rang de leader. Lors du sondage du Times Magazine pour la personnalité de l’année, ce mouvement y était d’ailleurs représenté par « les manifestants de Hong Kong », symbole d’une cohésion organique du mouvement. 

Le rapport des manifestants avec la police est une autre caractéristique du mouvement que l’occupation du campus a explicité. Au début du siège de CUHK, les protestataires, étudiants pour la plupart, bloquaient la route et la ligne de métro qui passent en dessous de l’un des ponts de l’université. En réponse, la police est intervenue sur ce qui était considéré comme la propriété privée de CUHK. Les manifestants se sont donc sentis agressés et en droit de se défendre. Ceci a déclenché des violents heurts entre les deux partis, à coups de gaz lacrymogène et de cocktails molotov. La police s’est finalement retirée pendant la nuit et les étudiants sont alors restés plusieurs jours à attendre son retour, préparant l’attirail de défense, sans résultat. Le contrôle d’un tel espace demandait tant d’efforts physiques, intellectuels et psychologiques que le manque de réaction policière le rendait absurde. Les lieux ont été évacués trois jours après, en vue d’aller soutenir d’autres occupations.

Cette expérience montre combien la stratégie de la police influence les actions des manifestants et le dénouement des affrontements. Un étudiant me faisait d’ailleurs la remarque fin septembre que les manifestations ne devenaient violentes que lorsque la police intervenait.

Les manifestants construisent des obstacles aux voitures à l’aide de briques constituant les trottoirs. Photo: Diane Robert

Enfin, les réseaux sociaux jouent un rôle crucial dans le déroulement des manifestations. D’une part, comme nous l’avons vu, ils permettent d’organiser les actions sans qu’il n’y ait de hiérarchie décisionnelle. D’autre part, c’est un espace de partage d’informations sur les événements en direct et sur les opinions de différents protagonistes. Ainsi, lors de l’occupation de CUHK, les manifestants s’informaient mutuellement des derniers événements sur le campus via les réseaux sociaux. Il était de cette façon possible d’avoir plus d’informations sur les heurts avec la police, tout en étant en sécurité dans nos résidences. 

Ceux-ci constituent également une alternative aux médias classiques pour s’informer sur des aspects bien précis des griefs portés par ce mouvement. Les manifestants font ainsi un travail de journalisme, utile à leur pairs et à la société; ce qui constitue pour eux, une alternative à certains médias jugés trop partisans au gouvernement. La page Instagram @peoplevsbeijing en est un exemple. Elle publie notamment des « mini reportages » constitués de dix photos centrées autour d’un thème tel que la solidarité tibétaine ou lituanienne par exemple. Enfin, ils sont utilisés comme une preuve de leur liberté d’expression et de pensée, en contraste avec le régime en place en Chine continentale. 

Une manifestante pro-démocratie durant un sit-in organisé à la CUHK en septembre 2019. Photo: Diane Robert

L’occupation du campus de CUHK sert donc d’exemple d’un mouvement en apparence chaotique car anarchique – c’est à dire dépourvu de hiérarchie. Il en résulte en fait, une organisation horizontale plutôt que verticale, se construisant à l’aide des réseaux sociaux et en réaction aux stratégies policières. Cette cohésion s’est depuis érodée face à l’épidémie du Coronavirus qui a exacerbé les tensions et la xénophobie envers les citoyens de Chine continentale. De nouveaux rassemblements ainsi que des grèves du personnel médical se sont multipliés récemment en protestation contre la gestion gouvernementale de la crise, jugée lente et inefficace; traduisant de ce fait une grande capacité d’adaptation aux conditions sociales du territoire. Face à cette polarisation de la société, de nombreuses personnalités appellent à la solidarité.