Du Féodalisme au Libéralisme : la transition d’une société d’être à une société d’avoir

En 1353, la Peste Noire marquait la fin du régime féodal. En tuant environ un tiers de la population européenne, elle a bouleversé la démographie du continent, ravageant les villes et dépeuplant entièrement certaines provinces.  En affectant nobles, prêtres et paysans de la même façon, elle a remis en cause la hiérarchie établie à la naissance intrinsèque au système féodal. Cependant, l’épidémie n’est qu’un accélérateur et non la cause même de la chute de ce système. À partir du IXème siècle, les contradictions inhérentes au système féodal grandissent et deviennent de plus en plus apparentes. Le commerce réapparaît progressivement autour du bassin méditerranéen et engendre une nouvelle classe – la bourgeoisie – qui devient essentielle aux divers rois en soutenant leurs efforts de guerre. Pourtant, le bourgeois est tout en bas de la hiérarchie sociale et sa situation sociale est en contradiction avec sa situation matérielle. D’autre part, les avancées technologiques, dans les transports, l’agriculture et l’industrie, offrent de nouvelles possibilités matérielles, en profonde opposition avec le dédain de la matière lié au catholicisme traditionnel. La société féodale, en tant que société d’être, n’a pu que compromettre sa propre morale et donc sa légitimité en participant à ce formidable essor. De ces contradictions liées au développement du commerce est né le libéralisme. 

À l’instar du XIVème siècle, la pandémie du COVID-19 au XXIème siècle pourrait accélérer la chute d’un système libéral qui se montre faillible. Sans avoir décimé la population mondiale, elle a provoqué des changements inédits : fermeture des frontières, confinement, couvre-feu – autant de mesures inimaginables auparavant et entravant la liberté de l’individu. L’analogie avec la chute du système féodal se poursuit dans l’analyse du commerce international qui révèle désormais les contradictions de notre propre système. Notre liberté sans limite à produire et échanger, à travers une mondialisation dont les États ont perdu le contrôle, se voit aujourd’hui bloquée par des limites naturelles : maladie, épuisement des ressources naturelles, réchauffement climatique. Enfin, le progrès technologique nous a projetés dans une nouvelle ère digitale, très riche en possibilités. Nous entrons donc dans une ère de transition, dont les différents facteurs de changement sont similaires à ceux qui ont entrainé la chute du féodalisme. D’une société d’être, nous étions passés à une société d’avoir et il semble désormais que nous fassions le changement inverse.  

Le système féodal

Le système féodal est une société d’être: les individus sont déterminés par la fonction qu’ils ont dans la société et non par leurs biens matériels. Cette fonction est souvent définie à la naissance : selon leur appartenance à différents groupes sociaux, les individus ont vocation à avoir certains droits et devoirs, et l’harmonie générale résulte du respect des fonctions associées à chaque groupe. La place des individus est donc fixe dans un univers figé où ce qui est spirituel domine ce qui est matériel. L’Église catholique constitue le pouvoir intemporel en assurant le salut des âmes et l’accès au paradis pour les plus fidèles. Les monarques constituent le pouvoir temporel, leurs vassaux assurent la protection des populations, et les paysans, en bas de l’échelle sociale, assurent la production matérielle. Dans cet univers spirituel, l’avoir est peu important. Par exemple, lors des récoltes, il n’y a pas de volonté de surplus et la surproduction est gardée, non pour être vendue, mais pour prévenir les prochaines famines.

Hommages du comté de Clermont-en-Beauvaisis, copie d'un manuscrit de 1373-1376, Public Domain
Hommages du comté de Clermont-en-Beauvaisis, copie d’un manuscrit de 1373-1376, Public Domain. 

Le système repose sur deux piliers : la Tradition et la Force. La Tradition légitime l’ordre en place et impose divers degrés de spiritualité. L’aristocrate doit par exemple vivre selon un code d’honneur, le clergé existe dans la charité et la moralité, les paysans dans le labeur corporel. Si les différentes castes se reproduisent naturellement, l’action individuelle de s’élever au-dessus de sa position naturelle est punissable de mort. Un vassal trop ambitieux sera exécuté au même titre qu’un paysan qui veut s’enrichir en cachant ses récoltes. La Force est donc essentielle, au sein des monarchies et entre les monarchies car les guerres entre royaumes sont fréquentes.  

Le commerce : révélateur des contradictions internes du système féodal 

Au IXème et Xe siècle, plusieurs évènements redynamisent le commerce en Europe. Le recul des Maures et la sécurisation du bassin méditerranéen créent une interface entre les villes italiennes et le Moyen-Orient. En Europe du Nord, les vikings arrêtent les raids et deviennent progressivement des commerçants. En Europe de l’Est, les Juifs fuient les tribus nomades qui les persécutent et s’installent en Occident en devenant par exemple usurier et commerçant, ce que les chrétiens, dans la plupart des pays, n’ont pas le droit d’être. 

Le développement du commerce, notamment d’épices et de soie, est très lucratif. Les marchands, qui prennent des risques considérables en transportant les biens à travers l’Europe, s’enrichissent grandement. Ainsi, un marchand possède beaucoup, souvent plus que les nobles, mais n’est rien, car sa fonction n’implique aucun degré de spiritualité. Les monarques encouragent le commerce car ils voient à travers les échanges la possibilité de soutenir leur effort de guerre et dominer les autres royaumes. Pourtant, ils créent également leur perte, car l’essor matériel lié au commerce remet en cause les fondements de la société d’être. Tout d’abord, les marchands constituent un nouveau groupe social très puissant, qui a intérêt à perturber l’univers statique de la féodalité. Ces marchands ont créé leurs richesses et voudraient que leurs positions sociales puissent suivre cette évolution. D’autre part, l’attrait des richesses matérielles a corrompu la spiritualité d’une partie de l’aristocratie et du clergé. 

Photo de la Sainte-Chapelle, par Didier B, sous licence CC BY-SA 2.5

Or, la société d’être repose sur l’accomplissement des devoirs de chacun. Pour légitimer leurs pouvoirs, l’Église construit alors des cathédrales de style gothique au XIIIème siècle et les rois des palais, mais ces actes matériels sont justement la fin de la société d’être, car de ce fait, ils font passer la matière avant la spiritualité. Le regain du commerce international a donc bouleversé l’universel figé d’une société d’être. 

Le libéralisme, généralement défini par la liberté de choisir sa place dans le monde, est né des échanges commerciaux. Notre système libéral est donc fondé sur l’échange en tant que vecteur de mouvement. Toute personne a la possibilité d’échanger son travail et son temps dans une optique de profit. L’acquisition de nouveaux biens est la conséquence de cet échange et détermine la progression de l’individu dans la société. Sans commerce, la société est figée et n’offre pas de possibilité de changement. Ainsi, le libéralisme est avant tout une liberté de produire, consommer et échanger sans restriction. D’une société d’être, nous sommes donc passés à une société d’avoir. Ce sont désormais les richesses matérielles qui définissent le statut social des individus. La bourgeoisie a remplacé l’aristocratie, et les compagnies multinationales sont des empires sans frontières, souvent plus puissantes que les États. 

L’art hollandais du XVIIème siècle : un art bourgeois. Photo de la peinture ‘Le syndicat de la guilde des drapiers,’ par Rembrandt, appartenant au Domaine Public.

Le commerce : révélateur des contradictions internes au libéralisme

Le commerce international, par son développement sans restriction, a abouti à sa propre contradiction. En effet, la liberté économique des individus a engendré une surproduction et une surconsommation en tension avec la finitude des ressources naturelles. Il y a tout d’abord la nature où chaque organisme a sa fonction et assure l’équilibre général de l’écosystème. Par exemple, chaque espèce est essentielle aux autres espèces dans la chaîne alimentaire. Ainsi, chaque strate a sa fonction dans un univers fixe, où les principes biologiques régissent l’harmonie de l’écosystème. Si l’on retrouve ici l’organisation d’une société d’être, le libéralisme économique, lui, cherche à maximiser la production. Cette recherche unique de maximisation ignore l’équilibre et la reproduction des écosystèmes. C’est comme si une espèce herbivore décidait de manger toute l’herbe de son pré sans la laisser repousser. Pour perpétuer la mondialisation et produire plus, on utilise les ressources disponibles sur la planète sans en assurer la reproduction. 

Le libéralisme économique reflète un contraste plus profond entre nature et culture. La culture, qui correspond à toutes les choses qui sont créées par les êtres humains, idées et produits, a comme finalité de s’affranchir de la nature. Alors qu’en 1800, seulement 2% des individus vivaient en zone urbaine, 55% de la population mondiale habite désormais dans les villes. Les mégalopoles constituent des espaces dont la subsistance repose uniquement sur l’activité humaine et sont de ce fait totalement déconnectées de toute forme d’écosystèmes naturels. De façon plus générale, la modernité s’accompagne d’une émancipation presque totale des limites imposées par la nature. Nous avons cassé la distance entre les individus en créant des interfaces digitales instantanées. Nous domptons notre propre nature, en perfectionnant la médecine, en allongeant sensiblement notre durée de vie, en s’offrant la possibilité de remodeler le corps à travers divers chirurgies, en étant de capable de découper l’ADN, en questionnant notre genre, notre sexe. La célèbre phrase de Simone de Beauvoir : « on ne naît pas femme, on le devient » réflète le fossé idéologique qui sépare le libéralisme et la féodalité. Dans un cas, la culture est totale. Dans l’autre, la nature est totale. 

Un écosystème parfaitement artificiel: Photo de Paris la nuit, par Benh Lieu Song, sous licence CC BY-SA 4.0

L’affirmation de la culture sur tout ce qui est nature est mise en exergue par le réchauffement climatique, le manque de signification à la production et la consommation matérielle, la fracture sociale entre citadins et ruraux, et plus dernièrement la COVID-19. La Covid-19 est symptomatique de la tension entre nature et culture : une maladie naturelle (SARS) propagée par une mondialisation humaine, qui a créé une lutte entre la nature (hausse de la mortalité) et la culture (vaccin, politiques anti-covid). 

Est-ce que la culture peut s’imposer sur la nature ? 

Lors de la chute du féodalisme, les avancées technologiques avaient joué un rôle prépondérant en ouvrant de nouvelles possibilités dans un univers que l’Église et la monarchie avaient voulu figé. Les innovations agricoles ont permis d’exploiter un surplus de récolte. Les industries du textile se sont développées en Flandre et en Italie, stimulant les échanges. Les innovations en termes de transport, surtout dans la navigation, ont permis de relier les régions du monde, et donc de rapprocher les peuples. Le monde occidental, devenu perméable à d’autres cultures, a forcément dû s’adapter à l’existence d’autres croyances. Malgré les croisades, et la volonté d’affirmer sa vision du monde sur d’autres visions, l’existence de l’altérité a remis en cause la légitimité d’un univers figé par la tradition chrétienne. Ainsi, l’avancée culturelle, dans le sens de création humaine, a remis en cause une société féodale qui se voulait naturelle. 

L’ère moderne, dévouée à la culture, est fondamentalement créatrice. Aucune civilisation n’a jamais autant inventé, dans des domaines aussi variés que la technologie, le management, l’art. L’univers fixe aristocratique est devenu mobile à travers la culture : nous vivons dans un monde Schumpétérien, où chaque nouveauté est immédiatement remise en cause pour une nouvelle innovation. Alors que l’innovation pendant l’ère féodale renforçait la nature de l’homme (l’outil est une extension du bras de l’homme, donc de la nature corporelle de l’homme), l’innovation dompte désormais la nature en créant des entités qui se veulent une alternative à cette dernière. Toutes ces créations offrent de nouvelles possibilités dans la lutte contre notre nature. L’ère digitale, particulièrement, ouvre des potentialités encore difficiles à mesurer aujourd’hui. Peut-être en effet que l’on saura dominer totalement notre nature. Peut-être que le choix et la place de l’homme dans le monde peuvent être entièrement libres, sans contrainte ni prédateur. 

Mais de nombreux signes annoncent un destin différent. Nous avons perdu le contrôle de la mondialisation. La compétition commerciale entre les États, les entreprises et les individus engendre une surproduction de produits, créant des déchets d’énergie et de matière, épuisant les ressources, menaçant les écosystèmes. De façon plus concrète, aucune digue n’empêchera la montée des eaux, aucun fertilisant ne reconstituera la disparition du terroir, aucun médicament ne vaincra la mort. La culture humaine a des limites naturelles qui contraignent notre désir de toute puissance. En définitive, l’histoire du monde est infiniment plus complexe que l’histoire de l’humanité. 

Édité par Thierry Prud’homme. 

 

Image de couverture: Photo de la peinture Les noces de Cana, par Véronèse, appartenant au domaine public.