Le soft power, l’Arabie saoudite et le futur du sport

Partout dans le monde, le sport galvanise, passionne et transporte des millions et des millions d’individus. Tout récemment, la Coupe du monde de la FIFA 2022 au Qatar a su attirer un nombre record de 5,4 milliards (!) de téléspectateurs sur l’ensemble de la compétition. Un peu plus de deux semaines après la clôture du tournoi, Cristiano Ronaldo a provoqué une onde de choc dans l’univers du sport mondial en annonçant sa signature avec l’équipe saoudienne d’Al-Nassr. Le 3 janvier, il était officiellement présenté aux supporteurs du club sous les yeux de 3 milliards de téléspectateurs. 

Cependant, l’union entre ces deux événements se résume à beaucoup plus qu’un simple lien footballistique, ou à la fièvre qu’ils ont su faire vivre aux amateurs de football à travers le monde. En réalité, ils constituent tous deux des aperçus d’une manoeuvre diplomatique qui s’illustre pour sa proéminence de plus en plus courante : le sportswashing. Ce terme, de nos jours, se voit couramment utilisé pour décrire l’habitude qu’entretiennent certains pays de se servir de leurs investissements dans le sport pour améliorer leur image ou masquer des pratiques répréhensibles, telles que la répression politique ou la violation de divers droits de l’homme. 

En effet, le Qatar, où les abus en matière de travail, le contingentement de la liberté d’expression et la discrimination à l’encontre de la communauté 2SLGBTQIA+ sont présents, a dû combattre pendant plusieurs années l’indignation globale qui a entaché l’organisation du tournoi. Les acteurs internationaux, qu’ils soient étatiques, commerciaux ou citoyens, ont su s’illustrer par leur vigoureuse opposition à la décision de la FIFA d’octroyer ses prestigieuses hostilités à ce pays du Golfe en raison des inégalités qui y règnent. Le public sportif a pourtant été beaucoup moins acerbe auprès de Cristiano Ronaldo et d’Al-Nassr à la suite de la signature du Portugais au club riyadien, le transfert en soi et le futur de sa carrière ayant primé sur le discours humanitaire et politique qui était entretenu à l’endroit du Qatar. Néammoins, sa signature cache un appareil saoudien compliqué et aux implications diplomatiques considérables dépassant le simple objectif de sportswashing, qui mérite que l’on s’y attarde plus longuement. 

Le modèle saoudien

L’Arabie saoudite, qui détient la plus grande superficie de la péninsule arabique et l’économie la plus titanesque du Moyen-Orient, multiplie les initiatives d’investissement sportif depuis quelques décennies déjà, à travers le fonds souverain du pays, le PIF (Public Investment Fund). Ce dernier, qui représente l’un des fonds souverains les mieux nantis de la planète, a été créé en 1971 dans une optique de diversification de l’économie du pays, fortement dépendante du pétrole. Le prince héritier du royaume, Mohammed ben Salmane, en assure la présidence. Toutefois, les opérations sportives du fonds n’ont jamais vraiment su attirer l’attention des quatre coins de la planète comme elles l’ont fait au cours des deux dernières années. 

Une voiture de Formule 1 de l’écurie Williams, arborant des commanditaires saoudiens. « Williams FW08 2008 Silverstone Classic » de Russell Whitworth, sous licence CC BY-SA 2.0.

En effet, avec le temps, il devient de plus en plus difficile d’ignorer les entreprises saoudiennes dans le sport. Parmi les plus récentes, on retrouve notamment le rachat du club de la Premier League anglaise Newcastle United en septembre 2021, avec pour but d’intégrer le marché du foot anglais, qui figure parmi les plus populaires au monde. On peut aussi penser à la formation du circuit LIV, une nouvelle institution dans le monde du golf qui recrute depuis 2021 les plus grandes stars de ce sport en les séduisant par l’entremise des plus grandes primes d’apparition, de signature et de participation de l’histoire de cette discipline. Finalement, en date de la mi-janvier 2023, les rumeurs fusaient de toute part concernant la possible revente des circuits respectifs de Formule 1 et de la WWE (World Wrestling Entertainment) au PIF. 

Selon le programme officiel du PIF, le pays a pour objectif formel de « construire une société plus dynamique et renforcer le rôle économique et social du secteur du sport à tous les niveaux .» À cette mission s’ajoute toutefois la volonté plus implicite de se blanchir du meurtre brutal de Jamal Khashoggi, farouche opposant du gouvernement saoudien, et, dans l’optique plus globale et ambitieuse mentionnée auparavant, d’attirer les investissements étrangers et de consolider des alliances politiques. Les grandes lignes de ces objectifs sont comprises dans leur « Vision 2030, » un cadre stratégique gouvernemental visant à transformer la structure économique du pays afin de réduire sa dépendance à l’égard des recettes pétrolières.

La stratégie saoudienne est efficace. Elle est effectivement capable d’accroître la sphère d’influence du pays dans la mesure où le sport, contrairement aux démarches des pays qui en font un simple usage politique, n’est pas seulement contraint à un rôle de bâtisseur de capital de sympathie, de sportswashing. Il en est un de soft power, soit « la capacité d’un État à influencer et à orienter les relations internationales en sa faveur. » Le sport est un pilier des cadres politique et économique de leur stratégie, notamment en raison de sa portée et de sa popularité. À l’instar de pays comme la Russie et le Qatar, la famille royale d’Arabie saoudite a compris que le sport, à travers sa capacité à susciter l’enthousiasme et d’être vecteur de nationalisme, constitue un moyen fantastique de provoquer de nouvelles relations diplomatiques et des investissements. Le pays a notamment tissé un réseau de liens économiques et technologiques avec la Chine au fil des dernières années, tout en entretenant des relations remarquablement stables avec les États-Unis sous Joe Biden. Il est aussi devenu le troisième pays arabe à adhérer aux accords Artemis, des ententes internationales régulant l’espace et les avancées spatiales. S’il serait injuste d’attribuer la conclusion de ces accords à la seule sportivisation de leur stratégie diplomatique, il n’en demeure pas moins que la crédibilité et le pouvoir acquis au sein d’initiatives de la sorte jouent un rôle décisif dans la transformation du pays en entité moderne et ouverte sur le monde. Le sport est donc devenu un facteur politique important pour la nation, un domaine capable d’amener des véritables changements aux dynamiques de pouvoir internationales.

Mohammed Ben Salmane, posant avec le président russe Vladimir Poutine. « Mohammed Bin Salman and Vladimir Putin » de Kremlin.ru, sous licence CC BY 4.0.

Le monde du sport, en 2023

L’Arabie saoudite fait face à de nombreuses critiques depuis maintenant des années en raison des démarches étayées au sein de l’article. Des organisations comme Amnistie Internationale critiquent, avec une grande part de raison, la chasse aux manchettes positives que le royaume met en oeuvre à travers son agenda sportif, puisque le régime de Ben Salmane en demeure un de répression opprimante d’opposants politiques. À l’image des Saoudiens, le Qatar et la Russie ont aussi enduré leur lot de réprobation globale de la part de la communauté internationale, une preuve des répercussions négatives que la politique d’acquisition de soft power par le sport peuvent avoir sur un pays ayant maille à partir avec des détracteurs plus informés que le public général. 

Il est par contre nécéssaire de s’interroger sur le sport et son cadre administratif actuel. En effet, ce dernier présente des circonstances idéales pour des acteurs monopolisants comme ces acteurs étatiques plus stratégistes. Il s’agit d’un secteur économique en croissance qui génère des revenus considérables à travers les droits de télévision, les commanditaires, la vente de billets et les produits dérivés. Les équipes comme les ligues et circuits professionnels dépendent de ces revenus pour fonctionner et cherchent à maximiser leurs revenus avant tout. C’est donc dire qu’il s’agit d’une opportunité en or pour des états aussi richissimes d’étendre leur giron d’influence.

Pour résumer, le sport de haut niveau d’aujourd’hui cache des systèmes de pouvoir absolument hors-sol qui s’inscrivent dans une logique bien plus générale que celle du simple sportswashing. La faute, au sein de cet appareil, est donc partagée. Il est vrai que l’Arabie saoudite use du sport d’une façon douteuse; toutefois, elle a su profiter d’institutions qui encourageant ce genre de pratiques. Il appartient donc aussi au consommateur moyen de s’en approprier une vision nuancée, et aux institutions cadres de réguler le marché pour éviter que son essence soit corrompue par des acteurs qui s’en servent exclusivement pour promouvoir des intérêts pervertis par leur quête de pouvoir. 

Édité par Joseph Abounohra

En couverture : L’Arabie saoudite et son gouvernement entretiennent des liens uniques avec le sport global. « Golden trophy and football with flag of Saudi Arabia » de Marco Verch, sous licence CC0 1.0 Public Domain.