Le rapport au corps noir dans les Amériques (première partie)

Les littératures antillaises et caribéennes : Laferrière, Trouillot et Condé

N.B. : Cet article contient deux volets; domination et résistance. La date de publication du second volet n’est pas encore déterminée. Néanmoins, celui-ci portera sur l’émancipation du corps noir en Amérique par le biais des arts et des lettres et de sa place aux XXe et XXIe siècles – notamment à travers le mouvement de la « Négritude » d’Aimé Césaire, du spoken word et de Black Lives Matter – et conclura la seconde moitié de l’article.

Le concept d’américanité se définit avant tout par un rapport identitaire et culturel entre un habitant et son territoire. Or, à travers la colonisation des Amériques par l’Europe, le lien entre le dominé et son territoire est rompu; celui-ci est volé, pillé et ravagé. Mais qu’en est-il des ravages corporels? Ceux-ci prennent la forme d’une violence autant physique que verbale : dans Le noir d’épinal, Daniel Gay, ancien professeur de sociologie à l’Université Laval, dénonce la description physique que fait l’homme blanc des Noirs dans les récits de voyage. Le professeur mentionne les descriptions péjoratives faussement associées aux personnes noires, telles que leur origine « diabolique [et leur] parenté simiesque; ‘‘fils de Cham’’ – c’est-à-dire race créée par Dieu mais maudite dès son origine [car elle seule a] subi la dégénérescence induite par le climat[1] ». La violence colonisatrice n’implique pas que l’invasion d’un territoire, mais aussi l’atteinte corporelle du colonisé autant sur le plan conceptuel que physique et sexuel. Quoique l’accaparement du corps noir sera principalement analysé à travers les littératures antillaises et caribéennes, la thématique du corps dominé s’étend également vers d’autres territoires qui, à tout moment, ont aussi connu le « fardeau de l’Homme blanc », ou bien, dans certains cas, une oppression venant de leur pays même. Ces régions comprennent notamment le Moyen-Orient, l’Asie et les Afriques du Nord et subsaharienne. L’hypothèse formulée est la suivante : il existerait quatre dimensions principales à travers lesquelles l’atteinte au corps noir est dépeinte, soit celles de l’exil, des violences verbale et physique (dont sexuelle), de la commodité et du spectacle. Nous nous baserons sur L’Énigme du retour de Dany Laferrière, Rosalie l’Infâme d’Évelyne Trouillot et Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem de Maryse Condé, textes qui nous serviront de point d’ancrage pour aborder ces dimensions, leurs implications et leur impact sur le corps noir. 

Laferrière et l’errance du corps

L’écrivain haïtien Dany Laferrière. « Dany Laferrière » par Rudolf H. Boettcher, sous licence CC-BY-SA-4.0.

Dany Laferrière, auteur haïtien ayant grandi dans la ville de Port-au-Prince, fait paraître en 2009 L’Énigme du retour aux Éditions du Boréal. Roman essayistique et par moments poétique, L’Énigme du retour met en avant un narrateur exilé d’Haïti et qui, à la suite du décès de son père, doit quitter Montréal et retourner à Port-au-Prince pour la première fois en 33 ans. Dans le chapitre « Du bon usage du sommeil », le narrateur entame un processus intellectuel de préparation pour son retour vers le pays duquel, jeune, il a fui la persécution de Baby Doc. « Je me suis endormi dans la baignoire rose », dit-il. « J’ai dormi ainsi pendant une éternité. / C’était le seul moyen / pour rentrer incognito au pays / avec la vaste nouvelle […] / [I]l n’y a dans cette vie / ni nord ni sud / ni père ni fils / et […] personne / ne sait vraiment où aller » (p. 21-22).

Le passage s’articule autour d’un sujet en crise; le corps, ayant connu l’exil, est amené à revisiter un lieu qu’il craint ne plus reconnaître. L’errance est ressentie par la désorientation d’un narrateur pour qui les points cardinaux sont insuffisants pour la constitution d’une identité territoriale. Le corps, autrefois déraciné, ne peut que trouver refuge dans une « baignoire rose », dont l’image est comparable à celle d’un embryon qui fait de l’utérus une maison. La couleur de la baignoire est voulue : le rose est la chair, le lien filial entre l’humain et sa terre natale. Cette redécouverte du pays a lieu d’abord par l’intermédiaire de l’onirisme, du rêve, d’une configuration qui allège la difficulté du retour. Ainsi, cette forme de l’imaginaire permet de surmonter une des épreuves auxquelles tout exilé – qu’il soit auteur, narrateur ou personnage – est confronté : celle de la reterritorialisation du corps dans un milieu autrefois familier, mais qui lui est désormais étranger. 

Trouillot et le corps déshumanisé 

Publié en 2003 aux éditions Le Temps des Cerises, Rosalie l’Infâme se déroule à l’époque des plantations de Saint-Domingue, en plein contexte colonial. Lorsque Lisette, la protagoniste, ne porte pas le talisman qui constitue pour les esclaves un objet protecteur contre les abus des maîtres blancs, elle craint davantage le sort de Vincent, son amant, plutôt que le sien. Elle connaît le châtiment des « nègres marrons [qui finissent par avoir] […] les jambes et les oreilles coupées, les parties génitales brûlées, les pieds enchaînés, remis à l’épave pour la vente avec des membres manquants, estropiés et à moitié morts quand ils ne sont pas dévorés par les dogues » (p. 21).  La sexualisation du corps humilié facilite son assujettissement; torturé, démembré et ses parties vendues, le corps noir devient une commodité pour le maître qui se l’approprie. Ainsi, dans le roman d’Évelyne Trouillot, le champ lexical de l’atteinte au corps ne finit plus; le cauchemar de Lisette advient quatre mois plus tard, lorsqu’elle rencontre Vincent. Elle décrit « son visage ravagé de marques récentes, son buste sensiblement amaigri […] Mes yeux ne voient qu’un seul pied, le gauche. [Vincent] a remonté son pantalon et le vide s’empare de mon regard et le cadenasse. Je ne vois que cette place vacante et je tremble […] » (p. 67-68). Alors que les « marques » sur le visage et la jambe manquante révèlent le ravage corporel subi par Vincent, le « buste amaigri » accentue la déshumanisation de l’amant; le corps a été affaibli par la famine. En présentant le corps animalisé, tourné en dérision, Trouillot rappelle la perpétuité de l’infériorisation du corps noir par le Blanc. Deux-cents ans après les plantations de Saint-Domingue, la ridiculisation du corps noir s’incarne dans une partie de la littérature des XIXe et XXe siècles, notamment dans la représentation caricaturale que fait le dessinateur Hergé des enfants congolais dans Tintin au Congo. Pour ce qui est du XXIe siècle, la violence infligée au corps passe par une politisation subtile de l’oppression, dont la dimension du spectacle est également mise en lumière.

Condé et le corps donné en spectacle 

Une photo en 2008 de Maryse Condé, écrivaine d’origine guadeloupéenne. « Maryse Condé, French writer » par MEDEF, sous licence CC-BY-SA-2.0.

En s’accaparant du corps du colonisé, le maître – ou, plus largement, le colonisateur – fait de celui-ci un exemple. Autrement dit, la violence infligée à un individu violente ceux qui, également sous le joug de l’invasion coloniale, en sont témoins. En 1988, l’œuvre Moi, Tituba sorcière… paraît chez la Collection Folio, Gallimard. L’intrigue du roman se situe à l’île de la Barbade au XVIIe siècle et met en scène le corps noir sous la dimension du spectacle. Lorsque Abena, la mère de Tituba, est pendue pour avoir frappé un maître, l’intention des colonisateurs de « [convier] [t]ous les esclaves à [sa] pendaison […] » (p. 20) n’est nulle autre qu’utilitaire : la mort d’Abena devient un outil de propagande et empêche la révolte des Barbadiens, qui, vivants, voient son cadavre « tournoyer aux branches basses d’un fromager » (p. 20). Dans un ouvrage académique intitulé Esclaves et plantations, Philippe Hroděj – spécialiste en histoire du commerce colonial – précise que « la peine infligée n’est pas qu’un acte de justice, dont les modalités de décision sont éludées. […] La dimension de spectacle vise à maintenir les esclaves dans un état d’esprit régi par la peur et lui confère un assentiment collectif[2] ». Dans le roman de Condé, la peur est systématisée et donc légitimée; c’est elle qui, par ses chaînes institutionnelles, maintient les corps qui ne peuvent s’en libérer et les force à demeurer au service d’une entité politique « supérieure » : le maître blanc. En 2018, Robyn Maynard, professeure-assistante du département d’études historiques et culturelles de l’université Toronto-Scarborough, écrit Noir.e.s sous surveillance, un essai dans lequel elle présente une systématisation plus subtile des violences étatiques au Canada, en expliquant que « les Noir.e.s, bien qu’ils forment environ 3% de la population […] représentent dans certains secteurs géographiques près d’un tiers des personnes tuées […][3] ».  Maynard ajoute que la crainte éprouvée envers les Noirs, d’où leur surveillance par l’État, incite celui-ci à perpétuer les inégalités sociales à travers lesquelles le corps noir demeure au bas de la considération publique.

Jusqu’à présent, les œuvres littéraires de nos trois écrivains ont offert la totalité des dimensions à travers lesquelles il y a aliénation du corps. Chez Laferrière, l’oppression de la corporalité se présente sur le plan de l’exil (chez le narrateur nostalgique replié dans sa baignoire, le ré-enracinement identitaire ne peut avoir lieu), tandis que chez Trouillot et Condé, la sexualisation, l’animalisation, la vente et la mise en spectacle du corps constituent le point culminant de sa domination faussement légitimée. Comment donc remédier au concept d’américanité, qui, rappelons-le, cherche à (ré)établir un lien entre corps et territoire? La libération du corps noir, comme le proposeront certains théoriciens de la postcolonialité, passe par une réappropriation du corps qui sera approfondie prochainement… 

 

Édité par Thierry Prud’homme

En couverture : Toile peinte d’une marchande de tissus par l’Italien Agostino Brunias. « The linen market at Saint-Domingue » par Agostino Brunias, sous licence CC-PD-Mark et PD-old-70-expired.

[1] Daniel Gay, « Le noir d’épinal », Nuit blanche, magazine littéraire, n° 28, 1987, p. 48-49.

[2] Philippe Hroděj, et al., dir., L’esclavage et les plantations, de l’établissement de la servitude à son abolition, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, 344 p.

[3] Robyn Maynard, « Les Noir.e.s et la violence d’État », NoirEs sous surveillance. Esclavage, répression et violence d’État au Canada, Montréal, Mémoire d’encrier, 2018, p. 10.