« Anges gardiens » : derrière l’hypocrisie

En mars dernier, alors que la première vague de la COVID-19 atteint le Québec, le système de santé de la province est de nouveau confronté à l’un de ses vieux démons : les hôpitaux et les CHSLD, les centres d’hébergements pour personnes âgées, sont en manque criant de personnel. Pour lutter contre la crise, plusieurs milliers de personnes sont engagées comme infirmières, préposées aux bénéficiaires ou agents d’entretien; parmi eux, des milliers sont des demandeurs d’asiles ou des sans-papiers au statut précaire.

Le 25 mai, alors que la province se déconfine, une bonne nouvelle attend ces communautés : dans sa conférence de presse quotidienne, le premier ministre François Legault annonce une mesure pour venir en aide aux travailleurs de première ligne dont la demande d’asile est en attente. Soulignant à quel point son gouvernement était reconnaissant envers les employés de CHSLD et d’hôpitaux – qu’il a qualifié d’« anges gardiens » – il déclare avoir « demandé spécifiquement » à son ministre de l’Immigration de regarder ces cas un par un et « de voir si on est capable de les qualifier comme immigrant et de les accueillir chez nous. » « C’est une façon de leur dire merci, » conclut-il.

Plus de 4 mois plus tard, le processus n’est toujours pas enclenché, et une grande partie de ces demandeurs d’asile a découvert ne pas y être admissible malgré leur travail au coeur des zones chaudes de l’épidémie. Que s’est-il passé?

Contrairement à ce que pourraient penser ceux qui suivent les conférences de presse quotidiennes du gouvernement Legault, l’idée de régulariser les demandeurs d’asiles ne vient pas de la CAQ; au contraire, puisqu’elle l’a acceptée à contre-coeur. Ce sont des organismes communautaires, comme la Maison d’Haïti, qui ont en premier lancé l’idée par le biais de lettres ouvertes et de manifestations au mois de mai dernier. Mi-mai, la députée indépendante Catherine Fournier propose une motion à l’Assemblée nationale pour reconnaître la contribution des demandeurs d’asiles et demander au gouvernement fédéral de régulariser rapidement leur statut. Tous les partis d’opposition appuient la motion; la CAQ s’y oppose. Deux semaines plus tard, une motion similaire est déposée par le Bloc Québécois au parlement fédéral, à laquelle seuls les conservateurs se sont opposés; le même jour, après plusieurs semaines de pression, Legault présente finalement sa proposition d’étude au cas par cas. Bien que symbolisant un début d’ouverture, la mesure a été critiquée comme étant insuffisante : les activistes demandaient des mesures plus précises et un processus plus large, plus systématique. Contrairement au gouvernement provincial, le fédéral répond à leur demande, en promettant un système qui accorderait la résidence permanente à tous les demandeurs d’asiles ayant travaillé dans le domaine de la santé durant la crise.

Le gouvernement d’Ottawa prévoyait en faire l’annonce officielle en fin juin, mais les négociations avec Québec s’éternisent. Le sujet de litige? Le gouvernement de la CAQ souhaite limiter la mesure aux employés donnant des soins directs aux malades. Cela signifie exclure les emplois liés à la sécurité et à l’entretien, ce qui représente possiblement la majorité des cas de demandeurs d’asiles.

« On veut remercier nos anges gardiens, [ceux] qui ont été en première ligne, dans la ligne de front, ceux qui ont vraiment pris soin de nos personnes vulnérables, de nos aînés, de nos gens malades, » a expliqué la ministre québécoise de l’Immigration pour justifier cette position. Difficile de voir ce qui, dans cette explication, justifie d’exclure le personnel non-soignant : le travail des agents d’entretien et de sécurité, bien que plus indirect, est nécessaire au bon fonctionnement des CHSLD, et ils sont eux aussi à risque d’attraper la COVID-19. Les agents d’entretien, par exemple, doivent suivre les patients et désinfecter tout ce qu’ils manipulent; comment pourraient-ils plus se trouver en première ligne ?

Une famille de Québec met à sa fenêtre un arc-en-ciel  pour promouvoir l’optimiste et la résilience durant la première vague. Dessins d’enfants par Cephas, licensée sous Creative Common

L’attitude du gouvernement caquiste peut surprendre si on la compare à leurs discours en conférence de presse ou sur les réseaux sociaux (Legault a fréquemment rendu hommage aux employés de CHSLD, notamment à travers des vidéos sur son compte Twitter), mais elle suit naturellement leur ligne de parti. Lors des élections de 2018, qui ont porté la CAQ au pouvoir, l’une de leurs mesures phares était la réduction des seuils d’immigration : Legault avait annoncé vouloir diminuer de 20% le nombre d’immigrants de toutes catégories acceptés dans la province, incluant les réfugiés. L’approche du parti, qui semble avoir résonné avec une grande partie de la population québécoise, était « d’en prendre moins, mais d’en prendre soin » : réduire le nombre d’immigrants afin de pouvoir leur donner davantage de ressources et de soutien.

Cela rend la décision du gouvernement du 2 juin encore plus surprenante. Dans la conférence de presse de la journée, Legault lance un programme de formation accélérée pour les préposés aux bénéficiaires afin de combler la pénurie de personnel qui se fait toujours sentir. Après 3 mois de cours rémunérés, les étudiants pourront commencer à travailler dans des CHSLD au salaire avantageux de 26$/heure.

« Les citoyens canadiens et les résidents permanents, » annonce-t-il, « seront les seuls à pouvoir s’inscrire à cette formation. »

Dans les communautés immigrantes, la déception est grande et l’incompréhension règne. Plusieurs demandeurs d’asiles étaient déjà allés au front lors de la première vague sans avoir suivi d’enseignement adéquat : une formation leur aurait été utile pour combler ces lacunes, et leur expérience pratique aurait fait d’eux des candidats idéals. Mais surtout, cela leur aurait permis de travailler dans de meilleures conditions que celles qu’ils connaissent depuis mars. La plupart des demandeurs d’asiles ont en effet trouvé leur emploi en CHSLD à travers une agence de placement; ces compagnies leur versent un salaire presque moitié moins élevé que celui auquel auront droit les nouveaux étudiants, et les fait fréquemment changer d’établissement, ce qui augmente les risques de propagation de la COVID-19 entre les CHSLD.

Rien dans la loi n’indique pourtant qu’une citoyenneté canadienne soit nécessaire pour suivre une formation gouvernementale. Selon le Guide des services offerts pour les demandeurs d’asile, ceux-ci peuvent « poursuivre des études en tant qu’adultes, » à condition qu’ils aient obtenu un permis d’études. Cela semble donc avoir été une décision unilatérale du gouvernement caquiste. Empêcher les demandeurs d’asiles de travailler dans des conditions dignes et sécuritaires, y compris ceux ayant été les premiers à venir en renfort au plus haut de la première vague, est une étrange façon de remercier ces anges gardiens que Legault aime tant vanter. 

Selon toute vraisemblance, le gouvernement Legault souhaitait réserver les places de formation disponibles à des citoyens canadiens susceptibles de demeurer longtemps au Québec, contrairement aux nouveaux arrivants ou aux demandeurs d’asiles, qui pourraient décider de repartir ou voir leur demande refusée. En effet, les places sont rares : plus de 60 000 candidats se sont rapidement inscrits pour ce programme de 10 000 places. Cela démontre tout de même le peu de considération accordée aux nouveaux immigrants et aux demandeurs d’asiles, et surtout un manque de gratitude envers des personnes ayant risqué leur vie pour une province dont ils vont peut-être être expulsés. Prendre moins d’immigrants, cela semble fait, mais en prendre soin semble plus compliqué.

Graffiti d’un travailleur de la santé, représenté comme un ange, à Miami. Image sans titre par Ussama Azam, licensée sous Creative Common.

En se penchant de plus près sur les histoires de ces demandeurs d’asile, on découvre également les lacunes qui semblent exister dans le système d’immigration de la province. Beaucoup des employés ayant travaillé en CHSLD attendent le traitement de leur demande d’asile depuis 2, 3 ou 4 ans. Plusieurs années, donc, sans avoir le droit à l’assurance-maladie ou aux garderies subventionnées, et sans perspective d’avenir. Ce problème n’est pas nouveau : en 2018 déjà, un rapport du Vérificateur général du Canada avait révélé que l’attente moyenne pour le traitement d’une demande d’asile au Québec était de 2 ans, bien loin des 2 mois prévus par la loi.

Mais au-delà des délais, on découvre aussi plusieurs cas d’individus francophones, avec un emploi et intégrés dans leur communauté, dont la demande d’asile a été refusée et qui se retrouvent sans papiers ou menacés d’expulsion. En fait, la demande d’un grand nombre des demandeurs d’asiles ayant travaillé en CHSLD se verra probablement refuser de la même manière. Cela est dû au fait que pour voir sa demande acceptée, il faut pouvoir prouver que sa sécurité physique est menacée dans son pays d’origine. Or, une partie de ces demandeurs d’asiles est arrivée au Canada de façon irrégulière par le chemin Roxham, une route qui passe des États-Unis à la Montérégie. La majorité de ceux qui empruntent ce chemin sont des réfugiés économiques, qui ont quitté leur pays pour fuir la misère plutôt qu’un danger immédiat. Le Canada ne reconnaît pas ce genre d’immigrants comme réfugiés; leur demande d’asile sera donc probablement refusée, et on leur demandera de quitter le pays.

Accorder un statut régulier à ceux qui ont aidé en CHSLD devrait être une mesure humanitaire évidente. Après tout, la pandémie a déjà poussé le gouvernement à adopter toutes sortes de mesures sans précédent : une de plus ne devrait pas être impossible. Mais au-delà de ce programme, cette situation devrait aussi nous amener à nous interroger sur les règles actuelles de notre système d’immigration. Ces réfugiés économiques ont été et continuent d’être un atout de taille durant cette crise; pourtant, ils font partie d’une catégorie d’immigrants que le Canada considère comme indésirable. Ne serait-il pas temps d’envisager d’élargir les critères de ce que le Canada considère comme un « réfugié, » pour inclure au moins une partie des immigrants économiques?

Évidemment, accueillir tous les réfugiés économiques souhaitant s’installer au Canada n’est certainement pas réaliste. De plus, il n’est pas question que les immigrants arrivés illégalement au pays aient priorité sur ceux qui suivent les longues procédures officielles. Cependant, plutôt que de céder au discours de méfiance et de peur que l’on entend souvent au sujet de l’immigration, on gagnerait à penser davantage aux bénéfices d’accueillir des immigrants et des demandeurs d’asiles – bénéfices dont la pandémie nous a donné des exemples flagrants.

La pandémie de COVID-19 aura eu l’avantage d’exposer au grand jour les lacunes profondes dans la façon dont le Québec traite les aînés, une des populations les plus vulnérables, dans ses CHSLD. Avec un peu de chance, elle nous permettra aussi de réfléchir sur les lacunes de notre système d’immigration et de nous intéresser au traitement d’une autre population qui, bien qu’elle ait joué le rôle d’ange gardien, est tout aussi vulnérable.

Image de couverture: The doctor Annalisa Silvestri during covid-19 pandemic 2020 in Italy par Alberto Giuliani, licensée sous Creative Commons.