Arts, lettres et corps féminins

Baudelaire, Kraus et aujourd'hui

Vers la seconde moitié du XIXe siècle, la reproductibilité technique – qui offre désormais la possibilité de créer une copie à partir d’une œuvre originale – mène à une démocratisation de l’art et à la reproduction en série des images. La multiplicité de ces mêmes images entre en conflit avec l’ « unicité » de l’œuvre, son « aura », l’authenticité qu’elle présente et qui explique la fascination du public à son égard. Cependant, « aujourd’hui, cette opposition, et l’idée même d’une menace pesant sur les arts, nous paraît totalement démodée. ‘‘[L’objet d’art devient consommé] dans son image […] et dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique” [1] ». Autrement dit, l’aspect magique de l’œuvre d’art est expliqué par l’idée de sa production infinie; elle se transmet à l’échelle universelle, pour chaque regard qui se l’approprierait. Cette consommation spontanée de l’image définit sa malléabilité, c’est-à-dire son asservissement à un regard spécifique du public. D’ailleurs, la fascination de celui-ci par rapport à l’œuvre d’art engendre un male gaze qui, 300 ans après la Renaissance, s’est amplifié avec l’industrialisation de l’art. Au XVIe siècle, la corporalité féminine représentait un thème incontournable pour les peintres humanistes, qui voyaient en la femme un objet de séduction. Il s’agit, plus précisément, d’examiner l’évolution du corps féminin depuis la proposition qu’en fait Baudelaire à celle d’aujourd’hui, tout en présentant deux notions antinomiques qui nous serviront de point d’ancrage : l’iconophilie et l’iconoclastie.

L’iconophilie : une obsession de l’image 

Ici, nous tenterons d’expliciter la définition de l’iconophilie tout en précisant le contexte d’émergence de celle-ci. En littérature, la multiplication des descriptions ekphrastiques, c’est-à-dire la description littéraire d’une œuvre d’art à l’intérieur d’un texte, est en partie expliquée par cette industrialisation artistique. Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire en sont un parfait exemple. 

Le regard baudelairien.         « Portrait of Charles Baudelaire » par Étienne Carjat, marque du domaine publique 1.0.

Dans Les Fleurs du Mal, les implications derrière la représentation de la femme sont ambiguës : misogynie du corps féminin ou simple idéal fautif? Décrivant ses sujets féminins à travers diverses médiations artistiques telles que la peinture et la sculpture, le poète baudelairien met en avant un male gaze qui s’apparente à une forme d’iconophilie. Autrement dit, il s’agit d’une obsession de l’image féminine, cadrée par un regard masculin scrutateur. Par exemple, dans le poème « Les bijoux », l’iconophilie baudelairienne est présentée lorsque le poète « croyai[t] voir unis par un nouveau dessin / Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe, / Tant sa taille faisait ressortir son bassin. / Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe ! ».

Dans ce poème, où l’auteur décrit sa relation avec le sujet féminin d’une peinture, une allusion au « nu idéal » de Dürer est établie. Albrecht Dürer, un peintre allemand, mettait en avant le démembrement artistique de différentes parties du corps féminin pour les réassembler, et, ce faisant, aspirait à un idéal de perfection. Aujourd’hui, il n’est pas surprenant que ce poème suscite une forme d’outrage publique, alors que le corps de la femme, objectifié de par sa supposée malléabilité, prend la forme que le regard masculin lui attribue et dont il peut s’abreuver. Cependant, dans « À une madone », le rapport de pouvoir établi entre observateur et observé est renversé. Le sujet féminin se libère du regard qui lui est imposé, alors que le poète admet vouloir « bâtir pour toi, Madone […] / Un autel souterrain au fond de ma détresse, / […] Où tu te dresseras, Statue émerveillée. / […] Je mettrai le serpent qui me mord les entrailles / Sous tes talons, afin que tu foules et railles, / […] Ce monstre tout gonflé de haine et de crachats ». Ici, une inversion du rapport de pouvoir entre spectateur et sujet est révélée en raison du serpent foulé. Celui-ci contient une connotation phallique et renvoie à la domination sexuelle de l’homme par le sujet féminin. De plus, l’allusion au Mythe de Pygmalion est nécessaire pour incarner le désir iconophilique : la statue est vénérée au point de prendre vie.

Dans Les Fleurs du Mal, l’iconophilie, malgré le fait qu’elle implique une forme de représentation misogyne, ne semble pas s’articuler uniquement autour de celle-ci, mais autour de l’ambivalence symbolique du sujet féminin – à la fois source déifiée et objet d’effroi – présente également dans « Fransiscæ meæ laudes », « Hymne à la beauté », « L’heautontimorouménos », « La chevelure », « La beauté »« Lola de Valence », etc. La connotation du corps féminin, travesti par des siècles de représentations plus ou moins réalistes, se perpétue encore aujourd’hui dans les médias et suscite toutes sortes d’enjeux.

L’iconoclastie : une fracture de l’image convenue 

À l’antipode de l’iconophilie se trouve le désir de briser le sensualisme dit « grossier », qu’exhiberait le corps des femmes dans l’art. Vers la fin du XXe siècle, les littératures féministes témoignent d’une volonté d’émancipation corporelle, alors que plusieurs auteures revendiquent un affranchissement de la sexualisation par laquelle certaines femmes sont assujetties. Avec l’avènement du post-modernisme littéraire – qui présente une société désenchantée et sceptique envers les figures d’autorité – émerge l’iconoclastie, soit l’idée de briser tout archétype se rattachant à l’icône du féminin. L’iconoclastie implique, d’une part, une acceptation du corps féminin tel qu’il est, et, d’autre part, une conceptualisation plus radicale de celui-ci. Sa caricature parodie les standards de beauté par lesquels l’imaginaire collectif est saturé depuis des centaines d’années. Ce dernier se trouve ainsi confronté à cet anticonformisme de la féminité, qui, pour une première fois, s’exprime par et pour elle-même. Dans son roman intitulé I Love Dick, Chris Kraus aborde l’ekphrasis – l’œuvre d’art dans l’œuvre littéraire – d’une manière plus radicale; l’iconoclastie est polarisée, alors que, d’une part, la dignité du sujet féminin prévaut sur sa nudité, et, d’autre part, la libération totale de cette même nudité insiste sur une révolte corporelle.

Chris Kraus faisant la lecture d’un extrait intitulé Art Writing. « Chris Kraus, Royal College of Art, 2015 » par Care of Editions, sous licence CC BY 4.0.

Dans le chapitre « Art youpin », la protagoniste est confrontée à la toile The Autumn of Central Paris (after Walter Benjamin) de l’artiste R.B. Kitaj, dans laquelle elle perçoit « une jolie jeune femme sérieuse aux yeux de biche. Elle est l’une des rares figures féminines […] à se voir accorder de la dignité […] les femmes sérieuses de Kitaj sont pour la plupart âgées et totalement asexuelles » (p. 229). Ici, Kraus défie le regard masculin en dépouillant la femme de tout caractère sexuel. Pourvue de dignité, son asexualité lui permet de dévier du marché de la prédation visuelle. Dans « Monstres », Kraus décrit un portrait de Hannah Wilke, elle-même sujet de sa présentation, dans laquelle « elle porte une chemise d’homme ouverte sur sa poitrine nue, les [chewing-gums vagins] mâchouillés et une cravate d’homme. ‘‘Prenez garde au fascisme féminin”, dit l’affiche » (p. 256). Ici, c’est la « monstruosité féminine » qui se veut une forme d’iconoclastie, alors que la sexualité de la femme, invisible dans la toile de Kitaj, atteint son point culminant dans le portrait de Wilke grâce à une réappropriation totale d’un corps indomptable. Le « fascisme féminin » impliquerait à son tour un renversement de normes en ce qui a trait aux représentations du corps, dont les paramètres seraient déterminés par un patriarcat désireux. Ainsi, dans le roman de Kraus, l’iconoclastie transparaît  à travers une description objective des toiles de Kitaj. Les sujets artistiques sont parfois radicalement désexualisés, parfois sexualisés jusqu’à s’apparenter à une créature que le regard masculin ne peut cerner. Dans ces deux formes de représentation, les attentes du male gaze ne sont pas atteintes; le regard iconophilique est déstabilisé. 

L’iconoclastie ne se borne pas qu’aux œuvres littéraires et artistiques. De nos jours, elle trouve sa place dans les médias, chez plusieurs femmes qui ne voient aucune gêne à montrer leur corps tel qu’il est. Le mouvement body positivity incite la population à assumer ses imperfections corporelles dans le but de renverser la conception médiatisée du corps « parfait ». Ainsi, l’iconoclastie médiatique s’incarne, d’une part, dans les « silhouettes post-partum », chez des stars comme Katy Perry, Amy Schumer, Camille Lellouche, Ashley Graham, etc., qui renient l’esthétisme corporel que plusieurs fans tenteraient malsainement de s’approprier. D’autre part, l’image du corps « idéal », amplifiée par l’industrie du mannequinat, est défiée par des mannequins plus-size, qui souhaitent offrir une beauté du corps dépourvue de la suggestivité sexuelle qu’ont tendance à voir en eux les consommateurs. Malgré la tentative de libération du corps féminin, les tensions entre iconophilie et iconoclastie sont toujours présentes; certaines femmes sont confrontées à l’attitude dite « grossophobe » de ceux devant qui elles se trouvent ou s’affichent. D’autres sont accablées d’injures en raison de leur physique, qui, à première vue, constitue pour l’observateur un prétexte suffisant pour s’acharner sur une personne en surpoids. L’évolution historique du corps féminin n’a cessé de connaître des embûches. Cadré par les règles de l’art depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle et critiqué pour son émancipation par la société contemporaine, le corps féminin se bat toujours pour sa liberté d’expression par le biais des arts et des lettres. L’iconoclastie implique une cassure des icônes convenues, un renversement des conventions corporelles. C’est le corps libre mis à nu.

 

Édité par Cassiopée Monluc

En couverture : Une toile de Félix Trutat, où la femme est sujette au « male gaze ». « Nude Girl on a Panther Skin » par Félix Trutat, sous licence Public Domain Mark 1.0.

[1] Pierre Lamard et Nicolas Stoskopf (dir.), Art & Industrie, Paris, Picard, coll. « Histoire industrielle et société », 2013, p. 25.