Au Pérou, il faut imaginer Sisyphe exaspéré

Un jaillissement démocratique

La crise politique traversée par le Pérou ces dernières semaines a cristallisé les années de frustration d’une jeunesse désabusée par la violence et par la corruption structurelles qui minent sa démocratie. 

Le 9 novembre, le congrès péruvien destitue le président Martin Vizcarra pour « incapacité morale », sur fond d’accusation de pots-de-vin reçus lors de son mandat de gouverneur à Moquegua en 2014. Lui-même était d’ailleurs arrivé au pouvoir à la suite de la démission de Pedro Pablo Kuczynski (PPK) en mars 2018, en raison de son implication dans le scandale de corruption Odebrecht. Face à la destitution de Vizcarra, le président du congrès Manuel Merino assume la présidence transitoire du pays pour une période qui devait initialement s’étendre jusqu’à la fin du mandat présidentiel, le 28 juillet 2021. 

Il s’en est suivi une semaine d’agitation populaire. Contre la destitution d’abord, interprétée comme un coup d’État de la part d’un congrès composé en majorité de parlementaires eux-mêmes empêtrés dans des affaires de corruption. Contre Merino ensuite, président considéré illégitime par le peuple, qui a proclamé haut et fort « dehors Merino » et « Merino n’est pas mon président ». La colère des manifestants a été attisée par une forte répression policière, qui a causé le décès de deux jeunes, Inti Sotelo et Jack Pintado, et fait une centaine de blessés. Face à la pression populaire et parlementaire, Manuel Merino démissionne le dimanche 15 novembre 2020. L’impasse politique a finalement été débloquée par la nomination d’un nouveau président par intérim, Francisco Sagasti, qui semble gagner l’approbation d’un peuple encore méfiant et vigilant. 

Ces événements nous montrent la rupture d’un pacte social entre les élites politiques et le peuple, face aux multiples scandales de corruption qui n’arrêtent pas de secouer les classes dirigeantes du pays. Vizcarra et Merino cristallisent ces griefs et mettent en lumière un paradoxe intéressant : Vizcarra symbolise une moralité poignardée par la corruption; il est pourtant destitué pour cette même raison. 

Autel à la mémoire d’Inti Sotelo et Bryan Pintado, Miraflores, Lima, Pérou. Photo de Samantha Hare, sous licence CC BY 2.0.

« Todo cambia para que todo sea igual. »

Tout change afin que tout soit pareil. Ces mots, exprimés par une connaissance péruvienne, représentent bien ce que ressent la jeunesse du Pérou. Elle voit son système politique comme la façade d’une lutte entre des pouvoirs économiques et politiques désintéressés des problèmes socio-économiques et sanitaires du pays.

Dans un contexte de corruption chronique, Martin Vizcarra représentait une figure d’espoir et de renouveau. En sa qualité de vice-président, il est arrivé au pouvoir en 2018 après la démission de PPK, et il a alors été accueilli avec beaucoup d’enthousiasme. N’ayant pas cherché la direction du pays directement par les élections, il semblait indépendant des manigances des parlementaires cherchant à obtenir des postes clés. En effet, il était ambassadeur au Canada lors de la crise politique de 2018 et n’était par conséquent pas directement investi dans le processus de destitution. Sa popularité provient aussi de son projet de lutte globale contre la corruption durant son mandat. Sa destitution est donc perçue comme une tentative des membres du congrès de se protéger contre leurs éventuelles mises en accusation. La corruption est effectivement un fléau au Pérou : selon l’indice de perception de la corruption d’Amnesty International, en 2019, le pays se situait à la 101e place sur 180 pays. Cet indice définit la corruption comme « l’abus d’une charge publique à des fins d’enrichissement personnel ». Sur une échelle de 0 (très corrompu) à 100 (très peu corrompu), l’indice péruvien est de 36, en dessous de la moyenne régionale de 43. 

Merino incarne l’opposé de cette idéalisation du politique. Aux yeux des manifestants, il représente un congrès corrompu qui cherche à tout prix à assouvir sa soif de pouvoir, avec une indifférence désinvolte pour les besoins du peuple au cœur d’une crise socio-économique et sanitaire sans précédent – le PIB péruvien a notamment chuté de 30% au second trimestre de 2020. Du 9 au 15 novembre, les manifestants ont ainsi martelé leur désapprobation de ce chef de gouvernement en qui ils n’ont pas confiance. Les anciens membres du gouvernement de Merino doivent maintenant se confronter à une procédure d’investigation préliminaire de la part du parquet péruvien pour de potentielles violations des droits humains lors des manifestations. 

“Merino n’est pas mon Président.” Manifestation du 12 Novembre 2020. Photo de Samantha Hare, sous licence CC BY 2.0.

Le nouveau président Francisco Sagasti semble gagner l’approbation du peuple, notamment du fait de son opposition à la destitution de Vizcarra et de son long parcours académique et professionnel. Sa vice-présidente Mirtha Vasquez, avocate de profession, est également appréciée pour ses positions environnementalistes, féministes et en faveur des droits humains. 

Aucun de ces trois présidents n’a été élu par la population. Malgré ce point commun, ils incarnent des symboliques très différentes : les espoirs (portés par Vizcarra), les griefs (incarnés par Merino) et le pragmatisme (à l’égard de Sagasti) d’un peuple fatigué par la corruption structurelle qui est progénitrice de ses élites politiques. 

Ainsi, le Mythe de Sisyphe de Camus se fait l’image de la politique contemporaine péruvienne. Le mythe témoigne de l’absurdité d’une vie où des événements identiques se répètent, malgré l’illusion du changement. Mais là où Camus recommande d’imaginer Sisyphe heureux en dépit de sa condition humaine, au Pérou, il faut plutôt imaginer Sisyphe exaspéré face à ce système politique absurde.

« #Ce congrès ne me représente pas #Merino n’est pas mon président #Gouvernement usurpateur #Mon Pérou me fait mal !!! » Manifestation, 11 novembre 2020. Photo de Samantha Hare, sous licence CC BY 2.0.

Récupérer un pouvoir longtemps confisqué

Les manifestations ont prouvé la vitalité des valeurs démocratique au sein de la population péruvienne, et sa volonté de redéfinir un système démocratique qui ne la représente plus. Elles contrastent ainsi avec les élections, qui paraissent légitimer la persistance d’une corruption structurelle. Au Pérou, le peuple peut choisir son président tous les 5 ans et désigne également les parlementaires qui siègent au congrès. Seulement, cette sélection se fait parmi un éventail de personnalités politiques pour beaucoup affiliées à des affaires de corruption. Ceci a affecté la perception générale du public, qui considère que ces élections servent à légitimer par le vote la persistance de mécanismes de corruption parallèles aux processus démocratiques.

Les récentes manifestations contrastent également avec la faible mobilisation nationale du début du XXIe siècle qui n’avait pas contribué à bâtir une culture de revendication populaire. Les processus démocratiques sont ainsi redéfinis : il ne s’agit plus simplement de se prononcer par le vote ce processus a trop souvent été détourné par l’élite pour assouvir ses propres désirs mais plutôt d’exercer une pression sur les décisions politiques par des mobilisations collectives et populaires. L’espace public devient ainsi espace de revendication et constitue un baromètre de l’approbation des décisions politiques par le peuple. Une identité commune s’est par ailleurs forgée durant ces manifestations, transcendant les profondes divisions sociales, économiques et ethniques du pays. Liée par une contestation commune et par un deuil national, l’émergence d’une nouvelle solidarité péruvienne témoigne des impacts culturels de manifestations populaires.

Cérémonie d’inauguration du président de la République Francisco Sagasti en tant que chef suprême des Forces armées et de la police nationale du Pérou. Photo du ministère de la Défense du Pérou, sous licence CC BY 2.0.

Si le peuple semble appuyer la présidence transitoire de Sagasti, il demeure tout de même vigilant. Il ne se laisse pas non plus éblouir par ce qui semble être un énième changement politique sans conséquence profonde sur le régime en place. La phrase « Sagasti, le peuple te surveille » qui circule sur les réseaux sociaux démontre cet inversement du rapport de force, au cours duquel la population a retrouvé une partie de son pouvoir décisionnel. À travers les réseaux sociaux, le peuple réclame maintenant une véritable reconstruction du pacte social et une réévaluation des mécanismes de freins et contrepoids nécessaires au fonctionnement de l’État de droit. Certaines demandes concernent aussi les poursuites judiciaires envers les responsables des violences policières lors des dernières manifestations. De plus, comme endiguer cette corruption structurelle nécessite des réformes constitutionnelles, plusieurs exigent la fin de l’immunité parlementaire. Cette dernière revendication est particulièrement importante, puisque 68 des 130 parlementaires sont suspectés de corruption, de blanchiment d’argent ou d’homicide, mais détiennent une immunité qui les protège de toute poursuite. Ce sont ces même parlementaires qui ont soutenu la destitution de Martin Vizcarra pour corruption.

Les Péruviens ne voient pas en Sagasti la figure du changement – après tout, il est seulement président pour la période de transition – mais il porte l’espoir d’une transition stable et consentie. Les prochaines élections, en avril 2021, détermineront si cette crise aura su transformer les dynamiques de légitimation de la classe politique et le rapport de force entre le peuple et ses élites. 

Photo de couverture : Mur à la mémoire d’Inti Sotelo et de Bryan Pintado. Photo de Samantha Hare, sous licence CC BY 2.0.

Édité par Maria Laura Chobadindegui