Ballet géopolitique en Biélorussie

Le peuple biélorusse entame sa onzième semaine de manifestations pour dénoncer la réélection frauduleuse, le 9 août 2020, du dictateur Loukachenko, au pouvoir depuis vingt-six ans. Svetlana Tikhanovskaïa, figure inattendue de l’opposition, a pris les rênes du mouvement protestataire depuis la Lituanie, par le biais des médias et des réseaux sociaux. La Biélorussie, au carrefour des pôles d’influences russe et européen, danse depuis plusieurs années avec les deux partenaires; mais au crépuscule du régime Loukachenko, le tableau final de son règne n’offre pas pour autant un portrait optimiste du futur.

L’implosion du peuple biélorusse 

Après la dislocation de l’URSS en 1991, la Biélorussie n’entreprend pas de transformation de fond, comme la plupart des ex-républiques soviétiques. Au contraire, puisque depuis que Loukachenko a atteint les sphères du pouvoir, il dirige le pays d’une main de fer et au ralenti au milieu des ruines soviétiques.

À l’échelle économique, le pays stagne. Le président biélorusse réussit à maintenir le soutien de sa population au travers de politiques socialistes, telles qu’un système de sécurité sociale, de santé et d’éducation universel et d’une approche égalitariste. Mais ces politiques, largement héritées de l’ère soviétique, ont surtout pour but de garantir un contrôle de taille sur l’économie et les différentes strates de la société. En 2009, alors que le président est réélu à l’issue d’une élection plus que frauduleuse, la population se soulève une première fois mais les révoltes sont essuyées par l’armée. La répression et les violences policières sont donc monnaie courante dans un pays qui fait fi de l’état de droit. Les opposants politiques sont ainsi envoyés en prison le temps des élections et les manifestants subissent une répression à haut niveau. 

Outre l’agonie économique et l’oppression du gouvernement, la crise sanitaire liée à la Covid-19 apparaît comme le dernier coup de grâce avant les élections du mois d’août qui coûte à Loukachenko la fin de son électorat. Avec 885 morts et plus de 80 000 cas confirmés au 9 octobre, le président enchaîne les recommandations sanitaires à la légère : le confinement est hors de considération, et il prône la vodka et les séjours dans des saunas pour contrer le virus.

A cette implosion s’ajoute l’apparition d’un nouveau visage du côté de l’opposition : Svetlana Tikhanovskaïa, qui a décidé de reprendre le flambeau de la candidature de son mari, envoyé en prison deux jours après l’annonce de sa participation. Elle n’a que deux propositions électorales : libérer les prisonniers politiques et mettre en place des élections démocratiques avant d’atteindre six mois de mandat. Mais cette double promesse remporte un franc succès auprès de la population, et tout tend à démontrer que ses 10% de voix officiellement obtenues ont été trafiqués. Dès lors, elle incarne le visage de la contestation populaire.

Exilée de force en Lituanie, elle multiplie les rencontres avec les présidents européens et utilise aussi bien médias que réseaux sociaux pour continuer son combat à distance. L’usage des plateformes digitales a ainsi donné à cette révolution une ampleur inédite pour le pays. D’une part, il facilite l’organisation des manifestations – d’autre part, il permet de joindre une audience plus large. Un contre-pouvoir que le gouvernement biélorusse a tenté de contrer brièvement, en générant des coupures nationales de réseau Internet. Le but étant de faire obstacle à l’organisation de manifestations – et de gérer la crise à l’échelle domestique, sans ingérence étrangère. C’est un échec pour le gouvernement, puisque la crise biélorusse attire rapidement l’attention des médias, au-delà des frontières du pays.

Alexandre Loukachenko (gauche), lors de la Parade du Jour de Victoire à Moscou, en 2020. Kremlin.  Sous licence CC BY 4.0

L’homme qui jouait sur les deux tableaux

Tandis que les anciens pays satellites de l’URSS se tournent majoritairement vers l’Union Européenne, la Biélorussie à l’inverse renforce ses relations avec son ancien tuteur. Depuis 1997, les deux pays ont signé deux traités sur l’Union de la Biélorussie et de la Russie. Bien que n’ayant encore abouti à ce jour, ils sont censés – à terme – mener à la fusion progressive des deux pays.

En 2014, il rejoint l’Union Économique Eurasiatique (UEE) avec le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et l’Arménie, qui est largement sous la coupe de Moscou. L’Union vise à promouvoir la coopération et l’intégration économique de ces pays, et se présente comme une équivalence « de l’Est » à l’UE. La Russie apporte également un soutien financier considérable au pays en dehors du partenariat au sein de l’UEE, partiellement interrompu suite aux sanctions économiques de l’UE après l’annexion de la Crimée. 

La Biélorussie, dont le russe est toujours la langue officielle, est un territoire où Moscou peut encore jouer de son influence culturelle. Un point stratégique majeur donc, pour une puissance qui a en grande partie perdu son rayonnement auprès des ex-pays satellites.  

Située à la frontière de la Zone Européenne d’Échange, la Biélorussie conclut néanmoins la ratification de la politique européenne de voisinage avec l’UE en 2017, qui assure une certaine coopération économique et favorise la circulation. En d’autres termes, c’est un premier rapprochement bilatéral entre la république biélorusse et les pays du Vieux-Continent.

De plus, il condamne l’annexion de la Crimée par la Russie et refuse de se joindre à l’embargo russe à l’encontre de l’UE à la suite des sanctions économiques imposées au Kremlin. Ainsi, Loukachenko n’entretient plus avec son homologue russe des relations aussi amicales. Peu de temps avant les élections du mois d’août, le dirigeant biélorusse avait même accusé les Russes de vouloir saboter les élections pour contrecarrer sa réélection au pouvoir.

Malgré ce rapprochement diplomatique avec l’UE, l’hypothèse de Loukachenko est que les Russes lui seront plus favorables que des membres de l’Union. L’UE a d’ailleurs commencé à prendre parti et à imposer des sanctions diplomatiques contre  le gouvernement de Loukachenko. En effet, sans la tenue de nouvelles élections ou un recomptage des voix, l’UE se montrera difficilement complaisante. Or, le dictateur sait pertinemment que ces deux options signeraient l’une comme l’autre la fin de sa carrière politique.

Enfin, étant donné que son allié chinois, avec qui il a un partenariat économique dans le cadre de la Belt Road Initiative, a montré un soutien plus que limité, le dictateur biélorusse n’a d’autres options que de se tourner vers la Russie. Pour autant, s’en remettre au soutien militaire russe implique de repasser sous le contrôle quasi absolu du Kremlin. Ainsi, même un maintien au pouvoir par le biais des Russes le priverait d’une partie de son pouvoir. Loukachenko semble être en chemin pour tirer sa révérence d’une manière ou d’une autre.

L’opposante biélorusse Svetlana Tikhanovskaïa, au Parlement européen, le 21 septembre 2020. Image sous licence CC BY-NC-ND 2.0

Bras-de-fer diplomatique 

Dans cette période de tourmente pour le pouvoir biélorusse, aux prémices de ce qui aspire à une transition démocratique, l’avenir de la gouvernance du pays sera déterminante pour le futur des alliances alentour. Respectivement, l’UE et la Russie ne veulent pas laisser la Biélorussie tomber dans les mains de l’autre. L’enjeu est d’autant plus important que le peuple biélorusse ne tranche pas entre les deux bords. « Cette révolution n’est pas géopolitique. Ce n’est pas une révolution pro-russe, ni une révolution pro-Union Européenne – c’est une révolution démocratique » [1], a confié Tikhanovskaïa au New York Times. Pour la nation biélorusse, l’heure n’est pas à la conversation politique, qui mènera inévitablement aux divisions. Leur seule préoccupation est de changer un système corrompu, arriéré et qui fait abstraction de la voix du peuple. Mais pour les puissances extérieures, c’est une opportunité de gagner du terrain. 

Si le Kremlin ne s’impose pas en Biélorussie, la perte d’influence encourue paraît coûteuse. Le fait que la Russie n’ait pas encore envoyé de forces armées et qu’elle se limite à un soutien médiatique et financier traduit d’ailleurs une réticence d’ordre inédit de la part de Poutine. En effet, le président russe est connu pour ses interventions militaires sans retenue là où il peut jouer de son influence. Seulement, il a conscience qu’une intervention russe en Biélorussie serait perçue comme une agression par l’Occident, de quoi raviver les souvenirs de l’annexion de la Crimée en 2014 et mener à de nouvelles sanctions économiques, voire une riposte militaire de l’OTAN. En effet, la coalition militaire, menée en grande partie par les États-Unis, fait office de gendarme dans la région et de force de dissuasion européenne auprès de la Russie.

Or, Poutine ne semble pas dans la posture idéale pour s’attirer ni les foudres de l’Union européenne, ni celles de l’OTAN. Le président russe jongle entre la gestion de la crise sanitaire de la COVID-19; des élections régionales auxquelles se mêlent des révoltes dans l’Extrême-est du pays; le scandale de l’empoisonnement de son opposant politique principal Alexeï Navalny; ainsi que des tensions en Arménie, en Azerbaïdjan, et Kirghizistan, où il joue un rôle influent. Une chose est sûre : pour intervenir dans un contexte où il est affaibli, il faut que les bénéfices l’emportent sur les coûts politiques d’intervention. Agir simplement pour empêcher l’UE de prendre la main dans le pays, ne sera peut-être pas une motivation suffisante. L’occasion pour lui de faire de nouveau pression pour l’obtention de la fusion progressive des deux pays, comme le prévoient les traités de 1997 et 1999, par exemple, et qui était un sujet de tensions en janvier dernier. Il peut également préférer attendre, et interférer avec la tenue de premières élections libres.

Une telle emprise russe sur la Biélorussie placerait le peuple de nouveau hors de contrôle européen et sans assurance aucune d’une transition démocratique libérale. Cependant, l’UE sait difficilement se montrer plus ferme qu’au travers de la mise en place de sanctions économiques ou diplomatiques. D’une part parce qu’elle ne possède pas de corps politique, ni de forces armées européennes qui puissent faire office de dissuasion militaire; d’autre part parce qu’elle n’a pas à ce jour de légitimité politique pour s’imposer, sans que le peuple fasse appel plus explicitement à elle. Quant à l’OTAN, il ne pourra intervenir légitimement que si la Russie prend les devants dans ce cas, la crise politique prendra un tournant plus belliqueux.

L’enjeu actuel principal devrait être celui de limiter les risques de violence encourus par la population biélorusse. Un peuple qui se bat pour que sa voix soit entendue dans les urnes, et qu’on lui donne le pouvoir politique qu’il mérite. Un appel à la paix et sûrement pas à la guerre. Mais la situation ne changera pas sans alliances extérieures pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Le manque d’appartenance politique dans cette région pivot à la fois arrière-cour de l’Europe et de la Russie, pousse paradoxalement les différents acteurs extérieurs à prendre des mesures modérées pour le moment et finalement, à maintenir l’emprise dictatoriale sur le pays.

[1] Traduit de l’anglais par l’auteure.

Photo de couverture: Tut.By via REUTERS