Biden-Poutine : première épreuve de force

Le président américain Joe Biden a hérité de nombreux chantiers diplomatiques du républicain Donald Trump et a marqué son désir de changer la face  de la politique étrangère américaine. Récemment, c’est à la stratégie vis-à-vis de la Russie qu’il décide de s’attaquer, en lançant une offensive orale lorsqu’il qualifie son homologue russe Vladimir Poutine de « tueur ». Biden navigue aujourd’hui dans des eaux agitées, entre le retrait mutuel américain et russe des accords Ciel Ouvert — ou Open Skies en anglais — une Europe qui veut s’émanciper et une OTAN qui perd toujours plus de vitesse. Pourtant, il maintient le cap d’une stratégie vieille de la Guerre froide fragilisée par le manque de soutien européen.

Une escalade de tensions

La présidence de Trump a été marquée par une certaine ambivalence dans sa relation avec la Russie. Le républicain a dans un premier temps pris une approche radicalement différente de son prédécesseur démocrate, Barack Obama, en se rapprochant de son homologue russe. Par la suite, l’enquête autour d’une ingérence russe lors de la campagne électorale de 2016, visant à influencer l’électorat en faveur de Trump, a renforcé l’image d’un bon rapport entre les deux chefs d’État. Pourtant, en mai 2020, Trump faisait connaître sa décision de se retirer des accords Ciel Ouvert, accusant la Russie de violations régulières. Ces accords, entrés en vigueur en 2002, autorisent le vol d’observation au-dessus des territoires des États signataires dans le but de jauger les développements militaires et d’armements. En somme, c’est une coopération entre 34 états-membres — jusqu’à ce que la Russie fasse acte de son propre retrait — afin de contrôler et contenir mutuellement les capacités d’offensive des uns et des autres. 

Cette annonce de la part de Trump est entrée en vigueur en novembre 2020 et a rapidement été suivie par une décision similaire de Poutine. Ainsi, Biden est entré au Bureau ovale dans un contexte déjà tendu avec la Russie. Néanmoins, le retrait russe ne prendra effet que dans quelques mois, et Poutine a fait savoir qu’il était prêt à revenir sur cette mesure si les États-Unis décidaient de faire de même d’ici-là.

Biden semble pourtant déterminé à faire savoir qu’il choisit une approche ferme vis-à-vis de la Russie, et n’a nulle intention, à ce stade, de prendre cette porte de sortie. Au contraire, s’en est suivie une escalade verbale et diplomatique lorsque Biden traite Poutine de « tueur » en mars 2021, avant que le Kremlin ne rappelle l’ambassadeur russe à Washington.

L’Ukraine, terre proxy de prédilection 

Suite à ces tensions, Poutine a jeté de l’huile sur le feu en envoyant des troupes russes à la frontière ukrainienne. Si aucun conflit armé n’a été engagé jusqu’alors, cette décision militaire est une provocation aussi bien envers Zelensky que Biden, seulement quelques jours après les frictions diplomatiques avec Washington. Plus précisément, c’est une menace au cessez-le-feu en place, et une façon pour Poutine de tester les véritables intentions d’intervention de Biden. Le président américain a affirmé son soutien à l’Ukraine, face à ce qu’il qualifie d’une « agression continue de la part de la Russie dans le Donbass et en Crimée », et parle d’envoyer des troupes à la frontière ukrainienne.

L’Ukraine, suite à l’invasion de la Crimée en 2014, mais aussi de par sa position à cheval entre la Russie et l’Occident, est un terrain sensible pour les États-Unis. L’annexion russe de 2014 était un flagrant échec du droit international mais aussi du pouvoir de dissuasion américain. Aujourd’hui présidée par le pro-européen Volodymyr Zelensky, la République ukrainienne ne fait pourtant toujours pas partie de l’OTAN ni même de l’Union européenne, avec qui elle partage simplement des accords de libre-échange. En d’autres termes, c’est un champ de bataille politique — et militaire — sur lequel l’Occident et la Russie peuvent encore s’affronter et tenter d’affirmer leur influence. 

Plus précisément, il semble pour Biden que l’Ukraine soit la pierre angulaire de sa politique européenne visant à reconstruire l’influence et le contrôle de l’OTAN dans la région. Une escalade des tensions aux frontières russo-ukrainiennes pourrait donner à Biden l’opportunité qu’il cherche pour faire de la Russie de nouveau l’ennemi commun aux États-Unis et à l’Europe; en d’autres termes, enfin retrouver un terrain d’entente géopolitique.

Le président russe Vladimir Poutine en Crimée, en 2014. Photo officielle du Kremlin, sous licence CC BY 4.0.

L’homme qui venait du froid

Pendant longtemps, l’Europe — de l’Ouest — et les États-Unis étaient unis par l’idéologie « occidentale »; un ordre géopolitique né durant la Guerre froide et qui a subsisté des années durant. Ainsi, l’opposition commune à l’Union Soviétique puis à la Russie était la colle forte de l’Occident, et par extension de l’OTAN. La menace grandissante de la Chine au niveau du commerce a su encore davantage renforcer les rapports occidentaux dans un premier temps. Mais l’asynchronisme croissant des États-Unis et de l’Europe semble aujourd’hui fragiliser ce front commun.

En effet, bien que globalement enthousiaste de l’arrivée de Biden à la Maison Blanche après plusieurs années houleuses sous Trump, l’Europe ne semble plus aussi alignée avec les États-Unis que par le passé. La présidence Trump a eu l’effet d’une prise de conscience pour l’Europe de sa dépendance à l’Amérique et de ce qu’elle engendre. Ainsi, plusieurs membres, la France en tête, ont relancé le débat d’une Europe de la sécurité, afin de se libérer de l’influence américaine. Par extension, l’OTAN semble en perte de vitesse ces dernières années, voire en « mort cérébrale », d’après le président français Emmanuel Macron. De même, la politique à l’égard de la Chine, avec qui l’Europe a signé un accord global sur les investissements (AGI) en décembre 2020, a annoncé la couleur des relations américano-européennes : cet accord était un sujet de discorde avant même l’inauguration de Biden.

Biden, homme politique qui a évolué dans un environnement où l’hégémonie américaine était incontestable en Occident, semble encore vraisemblablement calquer sa politique étrangère sur des perceptions héritées de la Guerre froide. Son approche à la Russie fait écho à sa stratégie avec la Chine, puisqu’il perçoit les deux pays émergents comme les ennemis directs de l’Amérique, et souhaite contenir leur inexorable montée en puissance – une ligne diplomatique homogène au cours des présidences américaines, depuis le début des années 2000. Cette vision implique aussi de considérer l’Amérique comme le meneur de jeu incontesté de la politique occidentale. Pourtant, si l’Europe demeure proche de l’idéologie libérale incarnée par les États-Unis, Biden ne doit pas sous-estimer les élans d’émancipation européenne. Le cas de l’Ukraine est un premier test à ce niveau-là, alors que l’Europe se contente de condamner verbalement les actions de Poutine.

Le fait est que les États-Unis seront difficilement prêts à prendre une posture plus en retrait vis-à-vis de la géopolitique eurasiatique. Leur prestance internationale étant au cœur de leur doctrine de ces dernières décennies, renoncer à intervenir en Ukraine serait comme tendre la main à la Russie – et à la Chine – pour mener la danse politique; en d’autres termes, il paraît improbable que les États-Unis ne s’impliquent pas pour cause d’un manque de soutien de l’Europe, ou de l’OTAN. Mais entre un président américain qui veut s’affirmer au début de son mandat, et un président russe connu pour ses recours à la force militaire, ce bras-de-fer pourrait faire éclater un vrai conflit proxy en Europe de l’Est.

Photo de couverture: photo officielle de la Maison-Blanche, par David Lienemann. Domaine public.