Cher Hubert Aquin, les Patriotes n’ont pas fait que perdre

Les Patriotes, dans la lignée de Simón Bolívar, de Toussaint Louverture et de Benjamin Franklin?

En 1965, en plein cœur de la Révolution tranquille et d’une nouvelle vague d’émancipation nationaliste, le célèbre écrivain Hubert Aquin soulignait à contre-courant la petitesse du peuple québécois, qu’il jugeait atteinte du syndrome du colonisé. Cette acceptation de la position de soumis par les Patriotes représentait la fondation même de la défaite de la Rébellion de 1837. Cette image d’un petit peuple, d’une poignée de résistants s’écroulant en un mois de batailles après une victoire surprise à Saint-Denis le 23 novembre 1837 persiste. Et pourtant, malgré la défaite, les révoltes des Patriotes de 1837-1838 représentent bien plus qu’un petit nombre de militants se faisant bêtement ramener à l’ordre par l’autorité britannique. Suite à la défaite française face aux Anglais en 1760 à la fin de la Conquête puis en 1763 à la fin de la Guerre de Sept ans, des politiciens transmettent de vraies revendications politiques et sociales. Après l’Acte Constitutionnel de 1791 et l’instauration d’un système parlementaire, une nouvelle vague de jeunes politiciens, menés par Louis-Joseph Papineau entre autres, s’initient aux mécanismes démocratiques et opposent une lutte féroce aux gouverneurs britanniques qui se succèdent. S’échelonnant sur la période de l’Acte de Québec en 1774 jusqu’aux Rébellions de 1837 et 1838, les revendications exprimées au Bas-Canada ne sont pas sans rappeler les développements révolutionnaires survenant sur la même période en Europe et en Amérique.

En effet, les idéaux révolutionnaires et les contestations politiques des Révolutions américaines et françaises ouvrent la voie à une vague de révolutions, culminant dans la révolte des esclaves et de l’indépendance d’Haïti en 1804, des révolutions d’Amérique latine, des révolutions européennes des années 1820-1830 (Grèce, Russie, France, Italie) et du printemps des peuples en 1848. Le présent article expose en quoi la Rébellion des Patriotes représente la culmination d’un mouvement politique révolutionnaire qui devrait être considéré comme faisant partie de cette vague globale de révolutions. Faisons donc un bref survol des caractéristiques de cet Âge des Révolutions, puis des événements de 1837-1838, afin de comprendre si cette période, potentiellement la plus importante de l’histoire québécoise, peut s’inscrire dans ce mouvement d’événements lointains ayant frappé l’imaginaire collectif.

La bataille de Saint-Denis. Image de Library and Archives Canada dans le domaine public.

 L’Âge des révolutions

Le terme « Âge des révolutions » a été introduit par l’historien fameusement marxiste Eric Hobsbawm dans son ouvrage de référence The Age of Revolution: Europe 1789–1848. Il y affirmait que la révolution industrielle en Grande-Bretagne et la Révolution française de 1789 représentaient l’axe de fondation de cette âge et avaient permis d’instaurer des conditions économiques, politiques et sociales dans lesquelles pouvaient émerger le capitalisme – favorisant l’entreprise privée et la maximisation des profits –, et le libéralisme politique – se basant sur la notion de liberté individuelle. À partir de cet axe, ces principes se seraient répandus à travers les continents.[1] Selon Hobsbawm, cette propagation d’idées depuis un foyer anglo-français constituerait la base de l’hégémonie de quelques pays occidentaux qui succéda à cet âge des révolutions.[2]

La littérature plus récente se porte généralement en opposition aux propositions de Hobsbawm et d’autres historiens de sa génération comme Robert R. Palmer, qui demeurent somme toute très euro-centriques. Le recueil fort intéressant de David Armitage et Sanjay Subrahmanyam, The Age of Revolutions in Global Context, C. 1760-1840, examine aussi la question de l’âge des révolutions, mais d’une perspective plus globale. Les caractéristiques invoquées incluaient donc entre autres la souveraineté du peuple, l’anti-aristocratie, l’abolition de l’esclavage, le développement de constitutions écrites et un nationalisme renouvelé. Surtout, en mettant l’accent sur la perspective de l’histoire globale, les différents auteurs du recueil illustrent que l’influence politique n’est pas unidirectionnelle de la métropole vers les colonies. Les auteurs identifient la Guerre de Sept ans comme premier conflit mondial : le Traité de Paris force la France à se départir de toutes ses colonies en Amérique du Nord, sauf Saint-Domingue. Alors que les Américains sont influencés par les idéaux français des Lumières dans leur lutte idéologique et révolutionnaire, les Français, lourdement endettés par la guerre, aident non seulement les Américains dans leur combat pour atteindre la Grande-Bretagne par faction interposée, mais s’en inspirent à leur tour pour leur propre Révolution.

Toussaint Louverture, général et politicien haïtien ayant un joué un rôle de premier plan dans la révolution du pays. Image dans le domaine public.

Saint-Domingue – colonie la plus riche de France avant qu’elle ne devienne l’Haïti indépendante –, les colonies espagnoles d’Amérique latine et bien sûr les États-Unis illustrent à quel point centrer l’analyse sur l’Europe seule devient fallacieux. Pourtant, toutes ces révolutions ne sont pas identiques, ni ne débouchent sur les mêmes résultats. L’Insurrection de Novembre de 1830, notamment, échoue en Pologne. À certains endroits, on assiste à l’émancipation d’un peuple, comme en Haïti, d’autres fois plutôt à un changement de régime, comme en France ou en Espagne. 

Pourquoi donc tenter d’inclure ces différents événements dans une même période? En tentant de forcer l’inclusion d’événements ou de pays qui ne se ressemblent pas précisément dans un moule semblable, nous perdons forcément les caractéristiques uniques à chaque insurrection. Pourtant, en analyser les grandes lignes permet de combattre un phénomène que l’histoire populaire perpétue parfois : en ne résumant l’histoire qu’à des dates spécifiques sur une ligne du temps, on en vient à oublier que ces événements ne se produisent pas en vase clos. Toutes ces révolutions partagent des points précis : l’avènement des droits humains, le contrôle du pouvoir par la population, un regain nationaliste. Ces caractéristiques se déclinent bien sûr dans les spécificités locales et l’éclectisme mondial, mais au final cette méta-narration permet de constater qu’à partir des idéaux des Lumières, à partir de la Révolution industrielle, des foyers d’éclosion apparaissent et interagissent entre eux, se nourrissant à leur tour les uns les autres : les révolutions américaine et française, haïtienne et latinaméricaine; les révolutions en Espagne et l’instauration de la Constitution de Cadiz en 1812, des révoltes en Italie qui menacent le contrôle autrichien et pavent la voie à une unification des provinces italophones, en Belgique contre les Pays-Bas, des Grecs contre l’Empire ottoman, en France en 1830 et en 1848, ainsi de suite. En souscrivant tous ces événements dans une narrative plus large, il est possible de comprendre plus globalement la fascinante période de l’Âge des Révolutions.

La liberté guidant le peuple, fameuse peinture d’Eugène Delacroix, inspirée de la Révolution des Trois glorieuses de 1830. Image dans le domaine public.

 La Rébellion des Patriotes

Afin de comprendre la Rébellion des Patriotes, il est essentiel d’examiner les dynamiques politiques du Québec de l’époque. La sévère et assimilationniste Proclamation royale de 1763 est renouvelée en 1774 par l’Acte de Québec, qui permet à l’administration coloniale et au gouverneur de s’allier au clergé et à la bourgeoisie locale, les McGill, McTavish, Molson, qui deviendront connus sous le sobriquet de « clique du château ».[3] L’Acte constitutionnel de 1791 crée la chambre d’Assemblée du Bas-Canada afin de pouvoir passer des lois sur la collection des taxes, et le gouverneur détient le pouvoir de nommer le conseil législatif. Cet enjeu sera d’ailleurs au cœur des revendications et la responsabilité ministérielle sera finalement obtenue en 1848, portée par des politiciens tels que Louis-Hyppolite Lafontaine. La crise agricole et la domination économique des administrateurs coloniaux ainsi que de la bourgeoisie marchande anglophone se répercutent en une lutte qui s’invite au Parlement et provoque l’essor du nationalisme canadien-français, porté par une bourgeoisie professionnelle.

Cette période devient donc riche en poussées politiques et nationalistes, comme la création de fête nationale du Québec en 1834, encore célébrée aujourd’hui! Le fondateur du Parti patriote, Pierre Bédard, puis son successeur idéologique Louis-Joseph Papineau, mènent les revendications contre les gouverneurs qui se succèdent. Le mythe autour de Papineau se renforce, alors qu’il devient de plus en plus populaire au sein de la population, lui qui tient tête à la domination de la Couronne. En 1834, il envoie à Londres les 92 résolutions, une liste de griefs et de demandes de réformes. L’envoi de celles-ci suscite un énorme engouement populaire, étant accompagnées d’une pétition comptant 78 000 noms. La réponse s’avère toutefois cinglante : en avril 1837 les dix résolutions Russell arrivent au Québec et provoquent la grogne populaire. Le journal Le Canadien va même jusqu’à affirmer que ces résolutions rompent le contrat social et que désormais toute forme de résistance, même physique, doit être mise de l’avant. Le peuple entend cet appel : les assemblées publiques se succèdent, un boycott des produits anglais s’organise.[4]

Alors que Papineau se cache à Saint-Denis, l’armée anglaise décide de le suivre et subit une défaite surprise aux mains des Patriotes mal entraînés et mal armés le 23 novembre 1837. La loi martiale est instaurée à Montréal le 27 novembre, et l’Habeas Corpus est suspendu le 5 décembre, alors que les institutions démocratiques de l’Acte constitutionnel laissent place à une gouvernance militaire. Robert Nelson proclame l’indépendance du Bas-Canada du joug colonial, et malgré une seconde tentative en novembre 1838, menée par Nelson et le chevalier de Lorimier, les Rébellions des Patriotes sont avortées par une armée britannique préparée. Quatorze Patriotes sont pendus à la Prison du Pied-du-Courant et le rapport du gouverneur Durham est remis à Londres, recommandant l’assimilation de ce peuple sans culture et sans histoire, ce qui tente d’être fait par l’Acte d’Union de 1840 et l’annexion du Haut et du Bas-Canada. Finalement, le Canadien-français deviendra citoyen de seconde zone, condamné à servir de labeur bon marché dans les nouveaux mécanismes de la révolution industrielle, ou bien s’exiler aux États-Unis.[5] Et pourtant, grâce aux efforts d’une nouvelle vague de politiciens comme La Fontaine, le gouvernement britannique accordera finalement la responsabilité ministérielle; l’engouement politique et nationaliste des Patriotes ne s’est pas éteint avec la répression des Rébellions. 

Pendaison des Patriotes au Pied-du-Courant, d’après un dessin d’Henri Julien. Image dans le domaine public.

Les Patriotes : un combat global ou seulement local?

Comme l’affirme la fameuse expression québécoise, « ça prend pas la tête à Papineau » pour réaliser que les fondements de la Rébellion des Patriotes sont bien plus profonds qu’une simple révolte paysanne spontanée. Cette crise sociale entre une bourgeoisie et une classe agricole plus pauvre est devenue une crise politique, avant de se transformer en crise ethnique, avec l’écrasement d’un groupe ethnique et linguistique par un autre. D’autres révolutions faisant partie de cette période, comme celle en Pologne, n’ont pas mené leurs actions révolutionnaires à terme. Ainsi, l’échec de la Rébellion ne peut pas constituer un argument suffisant pour ne pas la considérer, sans omettre le fait que l’instauration de la responsabilité ministérielle de 1848 en plus de la Confédération de 1867 souligne tout de même l’héritage significatif des Patriotes. La reconnaissance d’un système politique pouvant être utilisé pour l’action révolutionnaire et la volonté de s’afficher politiquement, l’appel à l’instauration d’institutions démocratiques plus justes, des revendications nationalistes, le rejet d’un système monarchique oppressif et d’une taxation lourde découlant de cette oppression, sont toutes des caractéristiques qui s’inscrivent dans la tendance de l’âge des révolutions.

Il est vrai pourtant que l’influence des Patriotes sur d’autres révolutions de l’époque est limitée, voire nulle, surtout en comparaison aux révolutions d’Europe qui semblent survenir tel un effet domino. À l’inverse, d’autres révolutions ont eu un impact énorme sur les Rébellions des Patriotes. Ainsi, Papineau prône l’émancipation de son peuple du joug colonial par l’instauration d’un système républicain semblable aux voisins du sud, alors qu’il souhaitait notamment l’instauration de deux chambres élues.[6] Les moyens pour y arriver, comme le boycott de produits anglais, sont aussi inspirés directement des moyens de pression employés par les américains lors de leur guerre d’indépendance. Aquin, à nouveau dans son texte « L’art de la défaite », souligne la ressemblance entre le chevalier de Lorimier et George Washington, au moment de sa pendaison, qui expliquait qu’il mourait en raison de son « irréussite » et qui affirmait que s’il n’était pas pendu, il serait président. Alors que Papineau se battait à travers les institutions politiques et démocratiques, conscient des chances nulles de vaincre l’armée anglaise, d’autres plus radicaux comme Nelson et de Lorimier s’acharnaient par les armes, prêts à mourir pour leurs idéaux de justice et de libération nationale. Ce clivage au sein même du mouvement est, lui aussi, une caractéristique de l’âge des révolutions : face à l’imposant défi de se révolter, de construire de nouveaux pays, les chemins divergeaient, liés dans la résilience, le nationalisme fier et la volonté de se battre pour le peuple.

 

Malgré les divergences au sein même de mouvements nationaux ou entre toutes ces tendances révolutionnaires internationales, tous se battaient pour la libération des peuples, l’avancement de la démocratie et l’avènement d’une société aux droits de l’homme accrus et plus respectés. Les Patriotes québécois ne font pas exception à ces grands principes; l’héritage politique exceptionnel qu’ils ont laissé dans leur sillage en fait témoin. Il est donc possible de clamer que les Patriotes, non pas seulement ceux des Rébellions, mais bien tous ceux qui ont combattu avec acharnement dès l’instauration du régime monarchique britannique axé sur l’oppression et l’assimilation pour les droits des Canadiens-français, font bien partie du mouvement international d’Âge des révolutions.

 

Image de couverture Drapeau des Patriotes, avec Patriote et étoile, de Judicieux. Sous licence CC BY-SA 3.0. Le vert représente les Irlandais, le blanc les Canadiens-français et le rouge les Canadiens-Anglais ayant rejoué la lutte. L’étoile la lumière guidant le peuple canadien-français et le vieux est un rebelle du Bas-Canada dessiné par Henri Julien.

 

[1] Tom Stammers et Patrick Glen, The Age of Revolution (London: Taylor and Francis, 2017).

[2] Eric Hobsbawm, The Age of Revolution 1789-1848 (New York: World Publishing Company, 1962), 19.

[3] Gilles Laporte, Brève histoire des patriotes. (Québec: Septentrion, 2015), 34

[4] Gilles Laporte, Brève histoire des patriotes. (Québec: Septentrion, 2015).

[5] Gilles Laporte, Brève histoire des patriotes. (Québec: Septentrion, 2015).

[6] Charles-Philippe Courtois et Julie Guyot, eds. La culture des patriotes. (Québec: Septentrion, 2012), 21