De Gaulle Majesté, Résistance Majuscule : le Chat Perché Mémoriel

Le 9 novembre 2021, de nombreuses personnalités politiques ont tenu à honorer la mémoire du général de Gaulle pour le 51e anniversaire de sa mort. L’hommage, quoique de coutume, se tenait cette fois à cinq mois d’un scrutin hanté par le spectre tiraillé du gaullisme. Résistance, présidentialisme, conservatisme : le général est le symbole multiforme d’une droite souverainiste rendue fréquentable par procuration, mais également celui d’une France résistante. Tous se ruent vers les bribes d’un prestige passé, se perchant adroitement au-dessus du débat d’idées. Aux assassins de la mémoire ont succédé ses embaumeurs. Mais faire de l’histoire faute de faire l’histoire, est-ce bien suffisant? Que révèle la ténacité du gaullisme sur la difficile politisation du récit national?

À droite, de Gaulle en proie à un troisième jour sans fin

René Coty l’a dit en premier : de Gaulle est « le plus illustre des Français ». Plus d’un demi-siècle plus tard, tout le monde acquiesce… surtout en temps de campagne, et surtout à droite. Le parti Les Républicains, héritier désigné du conservatisme gaulliste, aime à ressusciter la France du général en particulier celle des Trente Glorieuses. L’hémorragie sondagière imputée à leur adversaire d’extrême droite Éric Zemmour, qui se revendique du libéralisme économique et séduit par ses prises de position identitaires, pousse les Républicains à montrer les crocs, notamment sur la sécurité et l’immigration. Dans ce contexte, la référence gaulliste permet au parti de réaffirmer sa différence, amortissant l’épineux mimétisme. Valérie Pécresse, candidate du parti à l’élection présidentielle, déclarait le 7 janvier ne pas se revendiquer libérale, mais « d’abord gaulliste, une gaulliste sociale qui aime la liberté ». À l’occasion de son passage à Colombey-les-deux-Églises, où se trouve la tombe du général, la « dame de faire » insistait également sur l’importance « d’avoir des héros quand on est jeunes, et d’aimer la France ».

Valérie Pécresse, candidate du parti Les Républicains à l’élection présidentielle. « Valérie Pécresse » de Jacques Paquier, sous licence CC BY 2.0.

Marine Le Pen, à contre-courant du passé antigaulliste de son parti, revendique quant à elle le planisme et les convictions souverainistes de de Gaulle. Pour la présidente du Rassemblement National (RN), le général incarne « la France comme nous souhaiterions qu’elle soit : libre, souveraine, indépendante, puissante ». Quant à Éric Zemmour, s’il persiste à minimiser l’implication de Pétain dans la politique d’extermination nazie, il n’en vénère pas moins de Gaulle. En réaction aux hommages rendus par ses opposants à Colombey, il « propose d’en rire », « comme [l]’aurait fait » selon lui le général. Le polémiste, qui s’est par la suite lancé dans l’élection présidentielle dans une vidéo aux airs d’appel du 18 juin, assume l’acrobatie et convoque la mémoire des Français, dans laquelle devrait selon lui figurer de Gaulle, aux côtés de « Gabin et de Delon, de Brigitte Bardot et de Belmondo ».

Une gauche plus timide

Difficile de ne pas s’agripper à un tel monument lorsque l’on risque un coup d’œil chez le voisin. Les socialistes, en proie à une désolante panne mémorielle, restent au sol. L’agonisante mythologie du Parti Socialiste (PS), qui se veut oublieuse de Jospin et pardonnée pour Hollande, peine à convaincre. Faute de mieux, le PS, héritier d’un Mitterrand en son temps critique du général, improvise un modeste hommage. « Je suis gaulliste du 18 juin », affirmait la candidate socialiste Anne Hidalgo à Colombey-les-Deux-Églises. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’Économie, proposait quant à lui de « former un mur du silence et faire taire monsieur Zemmour ». 

L’insoumis Jean-Luc Mélenchon s’est également essayé à la prosopopée : si le fidèle mitterrandiste peine à trouver son dénominateur commun avec l’héritage disputé, le 30 janvier, il affublait son « non-alignement » d’une généalogie gaulliste, affirmant que le général avait en son temps envisagé d’utiliser la bombe atomique contre les superpuissances russe et américaine – un fait plus tard démenti. 

Les deux gaullismes ou l’inavouable clivage identitaire

De Gaulle est de toute évidence un symbole aux dimensions multiples : incarnation d’un prestige perdu pour les uns, allégorie d’un front républicain pour les autres. Cette zizanie mémorielle émane d’un profond désaccord sur ce qu’il faut retenir de l’homme. Derrière la querelle somnole une dualité à bien des égards révélatrice : il y a le de Gaulle du 18 juin, épinglé par Anne Hidalgo, et puis celui de tous les autres jours.

Pour l’extrême droite, l’imaginaire gaulliste est avant tout l’incarnation d’une grandeur qui n’est plus. Acculée au « déclin » selon Marine Le Pen, la France se voit intimer de se tourner vers ce qu’elle fut pour mieux discerner ce qu’elle pourrait devenir. Aux yeux du monde, un acteur imposant, souverain, et indépendant : en son sein, un pays où règnent ordre et grandeur. Cette rhétorique détonne avec le passé antigaulliste et antirépublicain du RN, pour qui l’Algérie reste scabreuse. Le Front National, son ancêtre, avait été fondé en 1972 par des partisans de Pétain et de l’Algérie française. Le virage opéré par Marine Le Pen intervient à la manière d’une repentance républicaine, nécessaire à la « normalisation » du parti. Le gaullisme est donc devenu malgré lui la figure de proue d’un souverainisme nostalgique mais fréquentable, en guerre contre une Europe honnie.

La croix de Lorraine, symbole du gaullisme. « Graye-sur-Mer – croix de Lorraine commémorant le retour du général de Gaulle en France, le 14 juin 1944 » de Ordifana75, sous licence CC BY-SA 3.0.

Pour autant, la récente reconversion de l’extrême droite ne convainc pas tout le monde. En juin 2020, alors qu’elle se rendait sur la symbolique île de Sein pour rendre hommage à la Résistance, la présidente du RN avait fait face aux huées. Car si l’extrême droite se réinvente républicaine, pour ses contempteurs, elle reste incompatible avec le de Gaulle du 18 juin. Ainsi Arnaud Montebourg dénonçait-il la « profanation » zemourrienne, indigne d’un général qui représente avant tout le symbole intemporel de la (relative) résilience républicaine. « De Gaulle et les valeurs de la Résistance n’appartiennent pas au faussaire de l’Histoire qu’est Zemmour », expliquait à son tour Boris Vallaud, le porte-parole d’Anne Hidalgo. 

Chez les Républicains, on renie en chœur la récupération du gaullisme par le RN et Éric Zemmour. Le parti souhaite préserver le monopole de cet héritage payant, qui sert avant tout à narrer la « Nouvelle France » appelée de ses vœux par sa candidate. Valérie Pécresse, déjà « deux tiers Merkel » et « un tiers Thatcher », déclarait en février qu’il « [était] temps d’avoir une gaulliste à l’Élysée ». La candidate propose une France qui s’imagine « souveraine », « soumise à personne » et  « écoutée » sur la scène internationale. Son programme économique se revendique également d’un « gaullisme social ».

Les dessous d’un héritage fantasmé

S’il est tentant de se laisser bercer par cette consolatrice mythification, le gaullisme, sous toutes ses formes, doit s’abstenir de servir d’alibi dans le débat d’idées. L’examen des propos rapportés ci-dessus à l’aune des réels positionnements de de Gaulle n’est pas même nécessaire pour comprendre que la convocation pavlovienne du gaullisme réduit le dialogue à des réflexes de cour d’école. Chez les héritiers autoproclamés du général, la référence est souvent surannée. L’ambition de rejouer l’ère gaulliste émane à la fois d’une idéalisation de l’épisode national et d’une incompréhension des défis d’aujourd’hui. Ailleurs, l’instrumentalisation du gaullisme est tout aussi fautive. Symptôme plus large d’une France qui majusculise sa Résistance et moins sa collaboration, le « gaullisme du 18 juin » est devenu la pierre angulaire d’un front républicain qui, peinant à innover, dichotomise le paysage politique et s’en absout.

L’indispensable transmission de la mémoire impose à chacun d’entre nous de rendre hommage aux héros qui ont marqué notre histoire. Cependant, la politisation du récit national le condamne à son détournement, voire à sa falsification. Aussi est-il grand temps de débarrasser les campagnes présidentielles de ces incantations anachroniques. Car en politique du moins, si l’histoire fait vivre, elle ne fait pas devenir.

 

En couverture : « General Charles de Gaulle in 1945 » par The National Archives UK, dans le domaine public

Édité par Maria Laura Chobadindegui et Cassiopée Monluc