Déploiement de troupes en Libye : la Turquie révèle ses ambitions

Aucune accalmie en vue pour la Libye. Déchirée depuis 2011 par des conflits sanglants à la suite de la révolution qui a coûté la vie à plus de 4700 personnes et mené à la mort du dictateur Mouammar Kadhafi, le pays n’est toujours pas parvenu à bâtir une réelle légitimité démocratique. Après avoir obtenu l’aval du Parlement le 2 janvier dernier, le Président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé le « déploiement progressif » d’un corps militaire en Libye afin de soutenir le Gouvernement d’Union Nationale (GNA) contre les armées du maréchal Haftar.

De fait, malgré de multiples tentatives de médiation internationale, dont les accords de Skhirat ou le récent cessez-le-feu obtenu à Berlin le 19 janvier 2020, le pays reste le théâtre d’affrontements entre deux camps antagonistes depuis 2014. D’un côté, le gouvernement d’Union Nationale, dirigé par Fayez al-Sarraj installé à Tripoli et reconnu officiellement par l’ONU et de l’autre l’Armée Nationale Libyenne (ANL) commandée par le maréchal Khalifa Haftar, qui refuse de reconnaître le gouvernement de Tripoli.

À gauche : le dirigeant du GNA Fayez al-Sarraj. Photo par Brigitte N. Brantley sous licence CC BY 2.0. À droite: l’homme fort de l’ANL, Khalifa Haftar. Photo par France 24 (rognée) sous licence CC BY-SA 4.0.

Depuis 2014, Haftar établit les fondations du pouvoir politique auquel il aspire. Parti de la ville de Toubrouk à l’est de la Libye, il s’est engagé dans une conquête stratégique vers Tripoli à l’ouest. Le gain de territoire s’accompagne d’une mainmise sur les gisements d’hydrocarbures, poumons de l’économie libyenne. Fortes du contrôle des ressources stratégiques, les forces de Haftar sont aux portes de la capitale depuis avril 2019 et lancent régulièrement des assauts sur des positions stratégiques au sud de la ville.

Un conflit qui dépasse les frontières libyennes et attire les convoitises de puissances internationales.

Point de passage entre l’Afrique et l’Europe et dotée des premières ressources pétrolières du continent, la Libye constitue un intérêt stratégique pour les puissances méditerranéennes. Si l’ONU reconnaît la souveraineté du GNA, les acteurs internationaux se positionnent individuellement et apportent leur soutien plus ou moins explicite à l’un des deux camps.

Haftar peut compter sur le soutien direct des Émirats Arabes Unis (EAU) et de l’Égypte qui entretiennent des relations conflictuelles avec l’organisation des Frères Musulmans. Les deux États accusent en effet Fayez al-Sarraj de s’être allié avec des milices d’idéologie proche de ces derniers et comptent empêcher leur implantation dans la région. D’autre part, Haftar reçoit également le soutien bien plus officieux et inattendu de la France. Historiquement très présente en Libye depuis la révolution de 2011, elle considère Haftar comme un atout pour lutter contre le terrorisme dans la région. En effet, dès le lancement de sa campagne militaire, le maréchal libyen a combattu les milices terroristes de l’État Islamique qui convoitaient la ville de Benghazi et étendaient leur territoire en Libye. Au-delà de ce volet politique, L’Hexagone entend par son soutien préserver les intérêts économiques de ses entreprises pétrolières, dont Total qui vient d’obtenir des concessions d’exploitation près de Syrte.

En ce qui concerne Fayez al-Sarraj, le Qatar, petit état gazier de la péninsule arabique, s’impose dans la cour des grands en lui affirmant un soutien inconditionnel. Les motifs sont d’abord idéologiques, car à l’inverse de ses voisins, le Qatar entretient des liens étroits avec les Frères Musulmans. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les EAU, l’Arabie Saoudite et l’Égypte ont engagé un bras de fer politique avec le Qatar en le plaçant sous embargo.

Mais dans ce conflit qui met à mal son pouvoir, c’est surtout sur la Turquie, elle aussi proche des Frères Musulmans, que peut compter Fayez al-Sarraj. Deuxième armée de l’OTAN, le pays a annoncé en janvier l’envoi de troupes en Libye pour protéger Tripoli, constituant à ce jour l’intervention militaire étrangère la plus frontale depuis 2015. À la suite de ce déploiement, le Président Erdogan a menacé Haftar de « lui infliger une bonne leçon » s’il poursuivait son offensive.

Un conflit qui implique d’autres États dans la région. Capture d’écran annotée de Google Maps, tous droits réservés à Google.

Un soutien non sans ambition pour la Turquie qui souhaite s’affirmer sur la scène régionale…

Depuis la tentative infructueuse de coup d’état en juin 2016, Erdogan souhaite accroître son  influence dans la région. Comme le démontre l’intervention des forces armées turques, la Libye constitue dans cette démarche un enjeu majeur, tant d’un point de vue politique qu’économique.

En effet, Ankara et le GNA ont signé un accord de partage par lequel les deux pays s’octroient des ressources gazières offshore en Méditerranée. La Turquie garantit ainsi ses approvisionnements énergétiques, mais s’approprie dans le même temps des eaux revendiquées par la Grèce et Chypre. De plus, cet accord entrave également le projet de gazoduc EastMed censé exploiter les réserves offshore au large de Chypre pour approvisionner l’Europe et Israël. Seulement, l’indignation manifeste de ces pays importe peu pour Erdogan qui doit maintenant leur accorder sa permission pour exploiter des eaux qui ne sont pas censées lui appartenir.

Erdogan compte également rétablir son influence dans la région en encourageant une nouvelle fois ses entreprises à investir massivement sur le territoire libyen. En effet, face à l’instabilité grandissante, les entreprises turques implantées en Libye avaient été contraintes de fuir le pays et c’est l’équivalent de 20 milliards de dollars de contrats qui s’étaient envolés avec la chute de Kadhafi.

…en se confrontant à d’autres puissances, alliées ou rivales.

Après la chute de l’Empire ottoman dans les années 1920, la Turquie s’est lancée dans une phase d’occidentalisation sous l’impulsion de Mustafa Kemal. L’alphabet de référence du turc passe de l’arabe au latin et la Constitution de 1924 proclame la laïcité. Membre de l’OTAN, la Turquie dépose également en 1987 sa candidature à l’Union européenne. Mais depuis quelques années et en particulier depuis le putsch avorté de 2016, la Turquie s’émancipe et trace sa propre voie. Bâtie sur l’héritage d’un empire qui a jadis menacé le coeur de l’Europe, la Turquie d’Erdogan compte redorer son blason et réaffirmer son autorité.

Elle s’oppose d’abord aux États-Unis qui accueillent sur leur sol le prédicateur turc Fethullah Gülen qu’Erdogan accuse d’avoir fomenté le coup d’état. Face au refus de l’administration Trump de le livrer aux autorités turques, une escalade diplomatique s’en est suivie entre les deux États. Elle a contribué à la dévaluation de la lire turque en 2018, premier revers de la politique d’Erdogan.

La tension est également palpable avec l’Union européenne qui a ajourné ses négociations d’entrée, au vu de la « dégradation de l’État de Droit » en Turquie. L’UE a par ailleurs imposé des sanctions économiques pour avoir enfreint les eaux chypriotes. « Vous pouvez prendre cela à la légère, mais les portes [de l’Europe] seront ouvertes et les membres [de l’État Islamique] vous seront envoyés » a rétorqué un Erdogan hostile, qui retient des combattants de l’EI sur son territoire.

La position turque sur le dossier libyen illustre une fois encore cette opposition systématique aux puissances régionales. En soutenant vigoureusement le GNA, Erdogan s’oppose à la France, aux EAU et à la Russie pourtant alliés sur d’autres enjeux. Elle s’attire inévitablement les foudres de la communautés internationale, Emmanuel Macron ayant dénoncé « l’ingérence » turque en Libye (bien que la France soit elle-même impliquée). Néanmoins, le gouvernement turc fait fi de ces divers remontrances, qui constituent au contraire le moteur essentiel à son affirmation.

Par le déploiement de ses troupes en Libye, la Turquie entend donc défendre ses intérêts et s’imposer en Méditerranée. Profitant d’une puissance militaire conséquente, Ankara prend le contre-pied des autres puissances; elle souhaite prouver aux yeux du monde qu’elle est désormais une nation incontournable dans la région. Si cette politique ébranle les relations diplomatiques de la Turquie avec ses alliés, elle a le mérite de lui apporter un rayonnement politique conséquent sur la scène internationale.

Photo de couverture prise par la Présidence russe (kremlin.ru) sous licence CC BY 4.0