Dollarisation en Argentine : Panacée Économique ou Pari Risqué ?

Il existe un vieux dicton parmi les économistes, peut-être apocryphe et dont l’attribution n’est pas claire : « Tout au long de l’histoire, il n’y a eu que quatre types d’économies dans le monde : les économies avancées, les économies en développement, le Japon et l’Argentine ». Ainsi, l’Argentine se distingue des catégories traditionnellement utilisées pour classer les économies mondiales. 

Le pays était l’une des économies les plus prometteuses à la fin du 19e et au début du 20e siècle. Cependant, son histoire économique ultérieure a été marquée par une instabilité chronique, avec des cycles répétés de boums et de crises

Aujourd’hui, l’Argentine connaît une crise économique sans précédent. Le taux d’inflation est passé de 124,40 % en août 2023 à 138,30 % en septembre 2023, alors que le peso argentin a été dévalué d’environ 20% au lendemain de la primaire présidentielle en août 2023. En effet, Banco de la Nación, la plus importante banque publique du pays, a affiché lundi 14 août un cours officiel du peso à 365,50 pesos pour un dollar, contre 298,50 à l’avant-veille du scrutin. L’inflation, les dévaluations monétaires et les déficits budgétaires ont conduit à une augmentation de 30% à plus de 40% du taux de pauvreté dans le pays. 

L’engagement envers la dollarisation proposé par Javier Milei

Le candidat présidentiel ultralibéral Javier Milei est, de formation, un économiste, impliqué en politique seulement depuis 2021. Cette année-là, il fonde son parti La libertad avanza, dont la tendance est conservatrice et libertarienne. Se présentant en tant qu’anti-système contre une « caste politique », il remporte la primaire présidentielle du 14 août 2023 avec plus de 30% des voix.

Javier Milei dans VIVA22. Image sous licence CC0 1.0 DEED.

La mesure phare du candidat est la dollarisation comme moyen de lutter contre l’instabilité économique de l’Argentine. En effet, Milei propose de remplacer le peso par le billet vert et de se débarrasser de la banque centrale argentine, que Javier Milei qualifie de « pire chose dans l’univers ». Un homme politique hors du commun, difficilement décrit, Milei est caricaturé sous de nombreux visages: Trump argentin, ou phénomène populiste tel Bolsonaro ou Bukele, il souhaite incarner, presque religieusement, cette tradition néolibérale latino-américaine de l’école économique autrichienne. En suivant les traditions et idéologies de Mises, Hayek ou Friedman, Milei souhaite « choquer » l’économie argentine vers la prospérité par une dérégulation et dollarisation révolutionnaire.

L’économiste et député ultra-libéral était jusqu’alors considéré comme un « fou », selon le titre même de la biographie qui lui est consacrée. Seulement, face à une classe politique qui semble avoir épuisé ses solutions pour résoudre la crise économique qui perdure, les gestes de Milei résonnent avec une population en quête de changement et d’espoir. Dans ce contexte, quand Javier Milei promet de réduire drastiquement les dépenses publiques, ou lorsqu’il brandit des billets de 100 dollars américains à son effigie, il gagne indubitablement l’attrait populaire.

La promesse de stabilité et de discipline fiscale 

L’adoption d’une monnaie étrangère en tant que devise légale conduit un pays à abandonner son contrôle de la politique monétaire domestique. Dans le cas de l’Argentine, si le pays adoptait le dollar américain, les décisions concernant les taux d’intérêt dépendraient exclusivement de la politique de la Réserve Fédérale américaine, offrant ainsi une plus grande prédictibilité et réduisant les risques de manipulation. 

Pour une nation confrontée à une histoire économique turbulente comme l’Argentine, cela pourrait offrir un soulagement pour divers problèmes économiques. Cet arrangement a montré ses avantages pour l’Équateur, qui a connu une période de stabilité monétaire après sa dollarisation en 2000. Pour l’Argentine, cette stabilité pourrait être un bénéfice significatif, au moins sur le court à moyen terme.

Milton Friedman, tout comme Ludwig von Mises, possédait une vision critique des banques centrales, persuadé que la plupart étaient incapables de contrôler l’inflation du fait de leur difficulté à s’opposer aux pressions politiques favorisant l’endettement pour régler les dépenses courantes ou pour stimuler l’économie durant les périodes électorales. Javier Milei, mettant en avant cette critique, souligne la gestion particulièrement irresponsable de la banque centrale argentine. Avec la dollarisation, l’option de faire tourner la planche à billets serait écartée. Ainsi, sans la possibilité de financer les déficits en imprimant de la monnaie, le gouvernement serait contraint à une plus grande discipline fiscale. Pour les défenseurs de cette mesure, cela induirait inévitablement une réduction des dépenses publiques et marquerait le début de la fin de la lutte prolongée de l’Argentine contre l’inflation.

10 pesos argentins ; Banque centrale de la République argentine, Image sous licence CC0 1.0 DEED.

L’inquiétude des économistes: dépendance grandiose et fin des prêts

Toutefois, les économistes s’inquiètent. Santiago Camara, professeur d’économie à l’Université McGill, avertit que si la dollarisation pourrait contribuer à réduire l’inflation à court terme, elle ne résoudrait pas les problèmes structurels sous-jacents de l’Argentine. Selon lui, la cause fondamentale de l’inflation est liée aux déficits budgétaires et aux dépenses excessives du gouvernement pour faire face à la crise économique. En effet, cette dollarisation proposée ne diminuerait pas la différence entre les dépenses de l’État et les recettes fiscales. 

De plus, sans contrôle de sa politique monétaire, l’Argentine perdrait un outil important de politique économique. « Lorsque vous dollarisez votre économie, vous perdez un outil politique qui peut potentiellement servir d’amortisseur », affirme Santiago Camara. Face à une crise économique mondiale, permettre au taux de change de fluctuer est en effet un moyen d’amortir un choc économique externe. Lorsqu’une économie adopte la dollarisation, elle perd la souplesse d’ajuster son taux de change. Ainsi, en étant directement exposée aux turbulences économiques mondiales, sa capacité à endiguer ces chocs diminue.

Une dollarisation implique également la perte de la capacité gouvernementale à imprimer de l’argent. L’Argentine possède une histoire de défaut sur ses paiements de dettes et d’un déficit chronique. Selon Nicolas Ajzenman, également professeur d’économie à l’Université McGill, « la dollarisation proposée par Milei ne changerait pas les problèmes fiscaux du pays, et résulterait en une série de prêts afin de combler ses déficits importants ». 

Sans l’intervention d’une banque centrale en tant que prêteur de dernier recours, le risque d’insolvabilité augmente considérablement. Cette situation peut entraîner l’effondrement d’institutions financières ainsi qu’une défaillance des réserves en dollars, nécessaires pour garantir les dépôts. 

Anciennes tentatives de dollarisation

L’ancien président Carlos Menem a proposé la dollarisation en 1999, mais le projet n’a pas abouti en raison d’une crise économique et d’une ruée sur le peso. 

Dans les années 1990, l’Argentine a mis en place un système de « convertibilité » quasi-dollarisé qui liait le peso au dollar. Dans un premier temps, la convertibilité a permis de réduire l’inflation, et les crédits à faibles taux d’intérêt américains ont alimenté la croissance de l’économie. Néanmoins, à la fin des années 1990, la Réserve fédérale des États-Unis (Fed) a relevé ses taux et la banque centrale d’Argentine a dû s’aligner sur ces taux élevés. Alors, la population argentine a subi une diminution de son pouvoir d’achat et a rencontré des difficultés pour rembourser ses emprunts. Le résultat fut une crise économique au début des années 2000, qui a entraîné l’effondrement de l’ensemble de l’économie.

Aujourd’hui, Javier Milei plaide pour la dollarisation de l’économie argentine à un moment où la Fed se dirige vers un resserrement de sa politique monétaire. Si une telle mesure était adoptée, l’Argentine se retrouverait une fois de plus contrainte par une politique monétaire qui n’est pas alignée sur son propre cycle économique. 

Réserves de devises faibles et dettes 

Pour que l’Argentine se dollarise officiellement, elle devrait disposer d’importantes réserves de dollars pour soutenir sa monnaie. Or, les réserves nettes de devises étrangères de l’Argentine sont actuellement négatives. Cela inquiète Camara car les réserves en dollars sont essentielles à la dollarisation du fait qu’elles garantissent la disponibilité de la monnaie américaine pour soutenir l’économie locale et stabiliser le système financier. 

Une autre question centrale est de déterminer comment financer cette transition. La plateforme politique de Milei suggère que 40 milliards de dollars sont essentiels à la dollarisation. À l’heure actuelle, l’Argentine peine déjà à rembourser sa dette de 44 milliards de dollars envers le FMI. Milei a proposé de générer les fonds nécessaires en privatisant des entreprises d’État et en plaçant la dette gouvernementale dans un fonds offshore, mais il semble peu probable que cela attire de nombreux investisseurs. Le professeur Camara exprime une inquiétude majeure sur la façon de mettre en œuvre la dollarisation sans avoir recours à l’emprunt, ce qui semble pratiquement irréalisable. 

Une solution monétaire problématique

La dollarisation de l’économie argentine, bien que proposée comme solution à l’instabilité économique, soulève d’importantes préoccupations. Elle présente des défis pratiques et pourrait ne pas répondre aux problèmes structurels du pays. L’Argentine, ayant déjà expérimenté des politiques monétaires rigides, se doit de considérer les leçons du passé tout en évaluant les risques d’une perte d’autonomie monétaire et les difficultés d’accumulation des réserves en dollars nécessaires à une transition réussie vers la dollarisation.

Édité par Adam Benzaari.

En couverture: Drapeau argentin. Image de Ken Walker sous licence CC BY-SA 2.5 DEED.