Élections israéliennes : le réveil des minorités?

Les Israéliens auront participé trois fois à des élections législatives en moins d’un an puisque durant les deux premières, aucun parti n’avait réussi à former une majorité à la Knesset. Depuis la création de l’État d’Israël en 1948, c’est la première fois qu’on assiste à une telle instabilité politique. Le système politique israélien repose sur une élection législative à un tour sur une circonscription, ce qui signifie que plutôt d’assigner un représentant à une province du pays comme au Canada, le nombre de représentants par parti dépend strictement du nombre de votants à l’échelle nationale. Ce système, s’il favorise la représentation des petits partis, complique aussi l’obtention d’une majorité pour les plus solides. Par conséquent, les partis n’ont d’autres choix que de construire des systèmes d’alliances pour parvenir à une majorité absolue. Ces dernières élections, qui n’ont pas abouti à la consolidation d’une majorité, reflètent la fracture grandissante de la société israélienne.

Les élections d’avril 2019 avaient été remportées par le Likoud, le parti de Benjamin Netanyahou, qualifié d’extrême droite sioniste. Toutefois, avec 35 sièges obtenus sur 120, il était loin d’une majorité absolue. En mai 2019, la Knesset a voté sa propre dissolution, au vu de la paralysie parlementaire, et a convoqué de nouvelles élections en septembre dernier. Cette fois-ci, le parti de l’opposition Bleu et Blanc de centre gauche avait devancé de justesse le Likoud avec 33 sièges contre 32. Malgré ses alliances avec l’Union Démocratique et la liste Travailliste-Gesher, le Bleu et Blanc n’a pu obtenir une majorité absolue pour former un gouvernement. Dès lors, des élections très coûteuses ont dû être organisées une nouvelle fois pour surmonter la crise politique en mars 2020, et c’est le Likoud qui les a remportées en creusant son avance sur le parti Bleu et Blanc, de Benny Gantz, avec 36 sièges contre 33. Cependant, malgré l’appui des partis ultra-orthodoxes, le Likoud est resté bloqué, faute de n’avoir pas remporté les 3 sièges qui lui auraient permis d’obtenir la majorité. En revanche, le parti Bleu et Blanc a, entre-temps, changé de stratégie et a commencé à montrer son intérêt envers le parti Liste Unie des Arabes israéliens. 61 élus ont ainsi déclaré appuyer la nomination de Benny Gantz à la tête du gouvernement, lui permettant d’accéder à la majorité, et d’obtenir la bénédiction du président Reuven Rivlin, le lundi 16 mars dernier, pour former son nouveau gouvernement. Un camouflet pour Benjamin Netanyahou, le Premier ministre ayant siégé le plus longtemps au pouvoir depuis Ben Gourion, le fondateur de l’État d’Israël.

Le Président des États-Unis, Donald Trump, avec le Premier ministre de l’État d’Israël, Benjamin Netanyahou, le 27 janvier 2020 lors de la présentation de «l’accord du siècle» concernant le conflit israélo-palestinien. Photo par Joyce N. Boghosian sous le domaine public.

Les enjeux de l’ultime campagne électorale permettent peut-être d’expliquer ce revirement de tendance. En janvier dernier, Donald Trump avait annoncé en grande pompe un nouvel accord de paix entre la Palestine et Israël, bien que son administration soutienne ouvertement l’État d’Israël et que le projet n’ait reçu aucune contribution de la part de la Palestine. Ainsi, l’accord impliquait une réduction du territoire palestinien reconnu internationalement; un véritable mitage d’Israël sur la Cisjordanie, ainsi que la reconnaissance de colonies israéliennes au sein du reste de celle-ci. Ces pertes palestiniennes auraient été, selon Donald Trump, compensées par l’acquisition de territoires proches de la frontière égyptienne, mais dépourvus de ressources hydriques. Les autorités palestiniennes ont suspendu leurs relations diplomatiques avec les deux acteurs tandis que certains Arabes israéliens ont fermement rejeté l’accord, soutenant qu’il aurait signifié que Jérusalem-Est passerait sous contrôle israélien.

Benny Gantz, leader du parti Bleu et Blanc de l’opposition, pendant une cérémonie militaire où il était promu Chef d’État Major le 14 février 2011. Photo par l’Armée de défense d’Israël sous licence CC BY-NC 2.0

Alors que Netanyahou était à Washington pour la présentation de l’accord le 28 janvier, Benny Gantz et l’opposition en ont profité pour voter la levée de l’immunité du Premier ministre, embourbé dans un grand scandale de corruption. Il est soupçonné d’avoir accepté des centaines de milliers de dollars US en objets de luxe de la part de plusieurs milliardaires, ainsi que d’avoir abusé de son influence sur les médias et télécoms. Avec la levée de son immunité en janvier, Netanyahou est le premier dans l’histoire d’Israël à être  mis en examen sous sa fonction : il risque jusqu’à dix ans de prison pour corruption et trois ans pour fraude. Le procès affaiblit fortement le Likoud et permet à l’opposition de diviser le public autour de cette figure, au grand bonheur de Benny Gantz.

Une affiche de campagne de Benny Gantz du parti Bleu et Blanc avant la première élection le 4 février 2019 à Tel-Aviv. Photo par David King sous licence CC BY-NC-ND 2.0

Toutefois, malgré ces preuves tangibles, Netanyahou est parvenu à devancer tous ses opposants de l’échiquier politique. Cette victoire s’explique notamment par la fragmentation croissante de la population. D’une part, il y a une société ashkénaze, provenant d’Europe de l’Est, qui souhaite un modèle libéral, laïc et occidental pour leur pays. D’autre part, il y a une société séfarade composée d’une classe populaire, conservatrice et religieuse, provenant majoritairement de l’Afrique du Nord. Cette dernière a l’ascendant aux élections grâce à sa forte dynamique démographique, et favorise donc le Likoud et son agenda conservateur. Dès lors, comment expliquer le fait que Benny Gantz, et non pas Netanyahou, soit en charge de former un gouvernement ?

En mars 2020, certaines thématiques sociales se sont invitées au débat électoral, et ce malgré la réticence de Netanyahou, qui souhaitait que les candidats présentent seulement leur vision générale du pays. Or, le fameux classement PISA a montré une baisse du niveau général de l’éducation en Israël; les inégalités se sont creusées entre les élèves provenant de milieux aisés et ceux provenant de milieux plus modestes. Benny Gantz avait réaffirmé son désir de combattre ces inégalités, en restreignant notamment le nombre d’élèves par classe afin d’améliorer l’enseignement public dont dépendent les classes populaires. Par ailleurs, le secteur de la santé publique s’est également détérioré sous Netanyahou. Et Benny Gantz a pu formuler plusieurs propositions, appuyées par son allié Orly Levy-Abecassis, dont les projets d’hôpitaux en dehors de la capitale économique de Tel Aviv ont résonné dans les esprits des classes défavorisées. Pour la première fois, des minorités traditionnellement exclues des élections en Israël telles que les Arabes et les russophones ont pris conscience de leur rôle-clé et de leur pouvoir dans les élections de mars 2020.

Les Arabes israéliens, bien qu’ils représentent 16% du corps électoral du pays, continuent à être invisibles auprès de la classe politique. Le fort taux d’abstention que cette minorité présente à chaque élection s’explique par le boycott des institutions israéliennes, dont les tendances sionistes les conduit à craindre de nouvelles annexions sur la Palestine. Cependant, depuis que la Liste Arabe Unie en 2019 a déclaré accepter de siéger avec des partis sionistes sous certaines conditions (tel qu’un accord de principe sur la fin de l’occupation des territoires palestiniens), le taux de participation des Arabes israéliens est en hausse. Ce bouleversement inquiétait déjà Netanyahou en 2015 qui déclarait que « la droite [était] en danger » car « les électeurs arabes [arrivaient] en masse aux bureaux de vote ». Les trois dernières élections législatives ont ainsi vu l’amélioration progressive de la participation des Palestiniens d’Israël. Au lieu d’une lassitude attendue, on observe la prise de conscience de leur pouvoir politique. C’est grâce à leur soutien inespéré que Benny Gantz a pu arriver aux 61 élus nécessaires pour former un gouvernement, à la seule condition d’exclure la droite et donc Netanyahou de l’équation. Cette alliance de circonstance pourrait enfin permettre au pays de sortir de l’incertitude politique.

Ayman Odeh, le dirigeant de la Liste Unie de la communauté arabe israélienne. Photo par GUE/NGL sous licence CC BY-NC-ND 2.0

L’autre minorité ayant un rôle à jouer sont les russophones. En effet, une forte communauté de l’ex-URSS s’est installée depuis les années 50 en Israël; représentant 12% de l’électorat. Ce groupe démographique est destiné à s’agrandir dans le futur au vu des dernières statistiques sur l’immigration, révélant une population croissante provenant de l’ex-URSS. La communauté reproche à l’actuel Premier ministre d’avoir tout fait pour maintenir la stabilité au sein de sa coalition religieuse extrémiste, au point d’avoir oublié les demandes des immigrants et de la diaspora. Les russophones s’estiment victimes d’un racisme ambiant : alors qu’ils sont 85% à estimer qu’Israël est leur pays, 67% pensent que les Israéliens les perçoivent comme Russes. Conscient de la menace que pouvait représenter cette population dans l’opposition, Netanyahou a effectué 3 visites d’État en Russie en 2019, puis a chaleureusement reçu Poutine à Jérusalem et a même traduit ses affiches de propagande en russe pour amadouer ces électeurs. Mais c’est mal les comprendre, a indiqué le professeur de sciences politique Zeev Khanin à l’Université Bar-Ilan: « Les immigrants russes sont israéliens […] et n’appuient pas Poutine ou n’importe quel autre homme politique russe ». Avigdor Lieberman, originaire de Moldavie soviétique est devenu le représentant de la nouvelle Israël russophone, davantage ouverte sur le monde arabe. C’est grâce à son soutien à la suite des dernières élections que Gantz a pu commencer la formation d’un gouvernement. Les minorités ethniques et les juifs ashkénazes sont donc prêts à tout pour détrôner Netanyahou.

Une épicerie à Haïfa bilingue hébreu et russe. Photo par J-Blue sous licence CC BY-SA 2.0

Désormais, le Premier ministre actuel sait que ses heures sont comptées puisque ses opposants sont finalement parvenus à se réunir autour d’une figure, celle de Benny Gantz. Néanmoins, la crise sanitaire du coronavirus semble tomber à pic puisqu’elle a déjà permis de retarder son procès de deux mois, au minimum. Ces adversaires l’accusent de profiter de la pandémie pour s’octroyer des pouvoirs extraordinaires en fermant la Knesset, soit l’unique institution capable de contrôler le pouvoir exécutif. Depuis, il peut surveiller électroniquement l’ensemble de la population et prononce, presque quotidiennement, des discours à la télévision qui ressemblent davantage à une vaste opération de communication qu’à des informations importantes sur les mesures de gestion de la crise. Plus inquiétant encore avec la suspension du Parlement : impossible pour Gantz de former un nouveau gouvernement tandis que le délai accordé par le Président expirera le lundi 13 avril à minuit.

Dernier coup de théâtre, Netanyahou est parvenu à rallier Gantz à un projet de gouvernement d’unité fin mars pour faire face à la crise sanitaire. Est-ce un véritable élan vers la stabilisation du pays ou le moyen de diviser pour mieux régner ? Pour Yaïr Lapid du parti Bleu et Blanc, la situation est claire en Israël : « Il n’y a plus de pouvoir judiciaire, ni législatif. Seulement un gouvernement non-élu avec à sa tête le perdant de l’élection. On peut appeler ça par beaucoup de noms, mais ce n’est pas une démocratie. » Telle est la stratégie du Likoud : épuiser les tentatives d’organisation de l’opposition sans un regard pour l’État de droit, qui demeurait pourtant parmi les plus avancés du Proche Orient.

Photo de couverture: Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou le 31 mars 2019. Photo par Alan Santos/PR sous licence CC BY 2.0