La loi C-36 au banc des accusés : la sécurité des prostituées au Québec

Marylène Lévesque, 22 ans, a été retrouvée assassinée le 22 janvier 2020 dans une chambre d’hôtel de Québec. Le tueur, un certain Eustachio Gallese, s’est livré à la police quelques heures après l’acte. Connu des autorités, il était en semi-liberté depuis mars 2019 et a un lourd casier judiciaire. Depuis 2006, il était en prison pour le meurtre de sa femme, un meurtre « d’une rage et d’une violence aussi incroyables qu’incompréhensibles ». Dans le contexte de sa semi-liberté, une « stratégie de gestion de risque » avait été mise en place afin qu’il puisse répondre à ses « besoins sexuels » en rencontrant des prostituées, bien que l’achat de services sexuels soit illégal au Canada. C’est ainsi qu’il a commencé à côtoyer sa victime.

Logo de l’organisme Stella, organisme montréalais pro-légalisation du travail du sexe. Logo par Stella, représentation graphique d’une marque déposée soumise au droit des marques.

Selon l’organisme Stella, qui a pour but « d’améliorer la qualité de vie des travailleuses du sexe », la vie de Marylène Lévesque a été mise en danger par la législation canadienne en vigueur qui interdit la prostitution. Pour Stella, la légalisation de la prostitution améliorerait les conditions de vie et de travail des prostituées. D’autres organismes, qui souhaitent tout autant le bien-être des travailleurs du sexe, affirment au contraire qu’une application systématique et rigoureuse de la loi en place aiderait davantage les prostituées. Ce débat entre criminalisation et légalisation, ou entre exploitation sexuelle et travail volontaire, divise les individus, organismes et institutions féministes au Québec. Bien que les deux approches présentent leur lot de problèmes, il semble que la légalisation de la prostitution, lorsque bien encadrée, soit la voie à suivre.

La prostitution au Canada

L’ancien Premier ministre du Canada Stephen Harper. Son gouvernement a adopté la loi C-36 en 2014. “Stephen Harper”, par Remy Steinegger, sous licence CC BY-SA 2.0.

En 2014, le parti conservateur au pouvoir adopte la loi C-36, intitulée Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation. Celle-ci interdit « l’obtention de services sexuels moyennant rétribution ou la communication à cette fin » et « l’obtention d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qui provient ou a été obtenu de la perpétration de l’infraction relative à l’achat de services sexuels ». La prostitution est donc, dans les faits, illégale. Toutefois, les prostituées sont protégées de toute responsabilité pénale : elles ne peuvent être reconnues coupable d’avoir vendu leurs services ou d’en avoir fait la publicité. Le but de la loi est donc de réduire l’ampleur du phénomène en s’attaquant à la demande – et non à l’offre – par une approche punitive. C’est ce qu’on appelle le modèle nordique, ou scandinave, d’abord adopté en Suède en 1999.

Pour la sécurité des prostituées

Selon l’organisme Stella, cette approche de criminalisation a mis en danger Marylène Lévesque. Les travailleuses du sexe ont besoin de l’argent que leur travail leur rapporte : elles ont donc évidemment besoin de leurs clients. Pour éviter qu’ils soient arrêtés ou poursuivis, elles s’isolent et œuvrent dans les marges, en toute subtilité. Selon la directrice de l’organisme, Sandra Wesley, elles ont ainsi « appris à tenter de s’occuper seules des situations dangereuses ». Bref, la marginalisation des prostituées et le manque d’encadrement liés à la criminalisation seraient des éléments cruciaux dans la « vaste majorité des cas dans lesquels les travailleuses du sexe vivent de la violence », incluant le cas de Marylène Lévesque. 

L’organisme affirme également que la loi, contrairement au but énoncé, permet aux clients dangereux de naviguer le marché en toute impunité. En effet, craignant d’être poursuivis à leur tour, les propriétaires de salons érotiques ne contactent pas les autorités pour dénoncer les clients problématiques.

De divergentes interprétations

Tous ne s’entendent pas sur cette version des choses. Pour divers organismes du Québec et du Canada, la solution aux problèmes de la prostitution n’est pas la légalisation, bien au contraire. Par exemple, le Conseil du statut de la femme du Québec appuie la loi C-36 depuis son adoption en 2014. La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), qui, comme Stella, travaille auprès de femmes prostituées a également réaffirmé sa position résolument anti-prostitution deux jours avant le drame de Québec. Elle dénonçait le « mythe de Pretty Woman », soit la conceptualisation des travailleuses du sexe comme étant des femmes autonomes libres de choix, en mesure de choisir leurs clients. « Si c’était un choix réel, ce serait aussi facile d’en sortir que d’y entrer. Mais ce n’est pas le cas », insiste Mme Jennie-Laure Sully de la CLES. Pour elle, l’idée que la prostitution puisse être un travail est contraire à sa mission de lutte contre l’exploitation sexuelle. 

Le Pascha, un bordel allemand réputé être le plus grand du monde. “Pascha, Köln”, par Stefan Flöper, sous licence CC BY-SA 3.0.

Les groupes prohibitionnistes dénoncent souvent les dangers de la légalisation. L’Allemagne, qui autorise la prostitution depuis 2002, est couramment pointée du doigt. Ce pays dorénavant qualifié de « bordel de l’Europe » compte 30% de plus de prostituées qu’en 2001, la majorité issue de l’Europe de l’Est ou de l’Afrique et tentant d’échapper à la pauvreté. Le crime organisé et la traite d’êtres humains sont au coeur de l’industrie, mais la légalisation complique pourtant la persécution des trafiquants : les condamnations pour proxénétisme ont baissé dramatiquement. Ainsi, pour des groupes tels que la CLES, c’est l’exemple de la Suède qu’il faut suivre, en appliquant rigoureusement le modèle nordique.

La loi fédérale de 2014 a bel et bien mis en place ce modèle au Canada, mais dans les faits, le crime d’avoir recours aux services d’une prostituée demeure peu puni au Québec. Seulement 233 clients ont été accusés depuis 2014, ce qui revient à un peu moins de 40 par an. Geneviève Quinty, directrice générale du Projet intervention prostitution de Québec, indique que l’adoption n’a pas entraîné un changement des pratiques policières. À l’inverse, en Suède, la criminalisation de 1999 a été suivie par de nombreuses vagues d’accusations. Depuis, le nombre d’hommes « ayant admis avoir acheté du sexe » aurait régressé de plus de 40%. Dans ce pays où payer une prostituée est devenu un véritable déshonneur, la diminution de la demande aurait entraîné une diminution de l’offre. Pour Maria Mourani, criminologue, le Québec devrait faire respecter la loi sévèrement afin d’éradiquer le problème de la prostitution et venir ainsi en aide aux femmes. 

Un bon encadrement

Il est évident que la criminalisation et la légalisation comptent toutes deux leurs lots d’avantages mais aussi d’inconvénients. D’une part, la criminalisation isole les femmes et les prive de revenus nécessaires. D’autre part, une légalisation mal contrôlée peut faciliter le trafic et l’exploitation d’êtres humains. Les mesures en place doivent donc à la fois permettre de détecter les cas d’abus, mais aussi permettre aux travailleuses d’œuvrer en sécurité et, finalement, offrir aux femmes contraintes par la pauvreté une chance de s’en sortir. Pour ces deux premières nécessités, une légalisation strictement réglementée paraît être la meilleure solution.

Le cas de l’Allemagne illustre, dans une certaine mesure, l’échec de la légalisation de  la prostitution et met en garde contre les dangers potentiels d’un manque d’encadrement,. En contrepartie, d’autres pays, tels que la Suisse ou les Pays-Bas, dressent le portrait de légalisations plus réussies. Permis de travail, inspections régulières, Brigade contre la traite, lieux désignés sécuritaires, accès à des travailleurs sociaux, syndicats de travailleuses du sexe… Ces pays montrent qu’un encadrement rigoureux, comprenant des ressources en matières de santé, d’éducation et de sécurité, permet aux prostituées de travailler dans de meilleures conditions et assure une plus juste détection des cas d’exploitation sexuelle forcée. Marylène Lévesque aurait peut-être pu ressortir saine et sauve de son rendez-vous, le 22 janvier 2020, si elle avait exercé son métier dans un endroit désigné et sécuritaire, à proximité d’intervenants formés. Elle s’est plutôt retrouvée dans une chambre d’hôtel du chemin Saint-Louis, dans cette tragique isolation qui caractérise la prostitution criminalisée. 

Le quartier du Red Light à Amsterdam, aux Pays-Bas. “Red-light district of Amsterdam by day”par Ввласенко, sous licence CC SA-BY 3.0.

La déjudiciarisation

Malgré un bon encadrement garantissant la sécurité, la question du libre-choix persiste. Comment s’assurer que ces femmes ont librement choisi de s’adonner à la prostitution? En effet, de nombreuses prostituées ne se tournent pas vers le travail du sexe allègrement : elles sont poussées dans cette direction par la pauvreté. Les femmes appartenant à des démographies vulnérables – comme les femmes pauvres, racisées et immigrantes – sont plus à risque de précarité et donc de se retrouver prostituées. Au Québec, les Autochtones sont surreprésentées, comptant pour « 8 % des femmes ou des filles qui pratiquent la prostitution de rue. » 

Le travail du sexe n’est pas un travail comme les autres : il présente son lot de défis et de risques et peut s’avérer particulièrement traumatisant. Pour cette raison, il ne devrait être pratiqué que par celles qui en tirent un véritable bénéfice et le choisissent librement. Il faut donc s’assurer que toutes les femmes contraintes par leur condition socioéconomique puissent échapper à la prostitution. La meilleure solution à ce problème du libre-choix n’est ni la criminalisation, qui pousse les femmes dans l’ombre, ni la légalisation, qui ne lutte pas contre la prolifération du phénomène. La justice formelle atteint ici ses limites : l’État ne peut uniquement formuler une réponse judiciaire à la question de la prostitution. 

Dans un environnement où les femmes ont accès à de nombreuses opportunités, à une éducation supérieure de qualité, à un système de santé subventionné, à de l’aide à l’emploi ou au logement, elles peuvent échapper à la précarité par bien d’autres voies que la prostitution. Elles peuvent aussi quitter le travail du sexe en sachant que la menace de la pauvreté absolue ne plane pas sur leurs têtes. « Si c’était un choix réel, ce serait aussi facile d’en sortir que d’y entrer », indiquait Mme Jennie-Laure Sully de la CLES. Certainement : il faut s’assurer qu’il soit aussi facile d’en sortir que d’y rentrer, et s’assurer que l’entrée puisse être évitée lorsqu’elle n’est pas désirée. Si la légalisation encadrée permet aux prostituées de travailler en sécurité, c’est la présence d’un bon filet social universel qui fait le tri entre celles qui le souhaitent vraiment et celles contraintes à vendre l’accès à leur corps par leurs conditions de vie.