L’art sur le marché : admirer ou encaisser?

Il y avait deux grandes toiles blanches posées sur le mur blanc du musée Kunsten, comme le travail oublié d’un artiste pressé. Oublié, on ne sait pas, mais pressé, certainement. En effet, sur le cartel de l’œuvre, on pouvait lire « Prends l’argent et tire-toi », signé Jens Haaning. Découvrant l’installation déconcertante, le directeur Lasse Andersson était, malgré lui, à la fois furieux et amusé. 

Dans le contrat initial avec le musée danois, il avait été entendu que Haaning présenterait l’équivalent de 70 000 euros de billets collés sur deux toiles, participant à une exposition collective jusqu’en janvier 2022. L’œuvre avait pour but d’illustrer l’écart de salaire annuel moyen entre le Danemark et l’Autriche, tout en proposant, à travers un visuel troublant, un questionnement sur la valeur du travail et les inégalités dans la société. « Prends l’argent et tire-toi » revêt donc un sens entièrement nouveau. Si l’œuvre est un coup de théâtre facétieux et osé, elle est également un moyen pour l’artiste de vivre décemment de son art. 

En effet, la grande majorité des artistes professionnels vivent dans la précarité. Selon l’Union des artistes, leur salaire atteindrait en moyenne 22 000$ par an au Canada francophone, alors que le revenu national brut par habitant est de plus de 50 000$ sur l’ensemble du territoire. La plupart des artistes ne peuvent donc pas vivre de leur art. Pourtant, certaines créations, aussi peu élaborées soient-elles, se vendent pour des milliers de dollars. Le plasticien danois, par son oeuvre, avait-il l’objectif de mettre en lumière le potentiel absurde du marché de l’art, où le statut et la valeur d’échange d’une œuvre dépassent la reconnaissance du talent de l’artiste? Progressivement dominé par les marchés financiers, l’art est-il en train de devenir principalement lucratif?

De Duchamp à Cattelan : vers une nouvelle ère

Jens Haaning n’est pas le premier à réinventer les règles de l’art, à encaisser une somme considérable tout en s’affichant sur le devant de la scène médiatique. Marcel Duchamp, précurseur de l’art contemporain, expose pour la première fois en 1917 son œuvre emblématique « Fontaine » à New York. Le ready-made, un objet manufacturé (dans ce cas-là un urinoir) dont le sens prend une valeur artistique lors de son exposition, suscite instantanément la controverse. Selon les dires de Duchamp, l’une des fonctions de « Fontaine » est de faire diverger « l’attention du spectateur vers l’interprétation plutôt que vers l’appréciation du talent de l’artiste. » La valeur de l’œuvre dépend alors de l’idée qu’elle symbolise, un des concepts fondamentaux du nouvel art au 20e siècle. Un concept si fondamental que chacune des huit répliques du ready-made est aujourd’hui estimée à plus de 2 millions de dollars. 

Plus de 100 ans plus tard, art, humour et argent sont toujours d’actualité, voire en vogue dans les médias. En décembre 2019, l’italien Maurizio Cattelan vend son oeuvre  « Comédien » pour 120 000 $ au Art Basel de Miami. « Comédien » est une banane collée sur un mur avec un ruban adhésif. Aussi banale qu’elle puisse être, l’œuvre n’en n’est pas moins populaire. Non seulement représentative de la cote de son auteur, elle repousse encore une fois toutes les limites, et les réactions sur les réseaux sociaux contribuent également à sa notoriété. Au 21e siècle, l’art continue d’évoluer et de s’adapter aux avancements technologiques. De Duchamp à Cattelan, les créateurs définissent et redéfinissent ses fonctions, tout en profitant de la croissance de son marché. La valeur du marché de l’art est aujourd’hui estimée à plus de 50 milliards de dollars avec un taux de croissance annuel s’élevant à 16,6%. Férus d’audace et d’innovation, les artistes choquent et font sensation; sensations qui deviennent tendances, ce qui ne fait qu’accroître leur popularité sur les plateformes en ligne. Cette idée de modernité dans l’art et la frénésie du public, facilitée par les médias en ligne, permettent une hausse fulgurante des prix lors des ventes aux enchères.  

À droite : « Fontaine » de Marcel Duchamp. Image de GALACHO1 sous licence CC BY-SA 4.0.
À gauche : « Comédien » de Mauricio Cattelan. Image de Ussama Azam sous licence CC0 1.0.

Par ailleurs, au-delà des œuvres matérielles, on observe ces dernières années la mise en avant de l’art digital. Phénomène que l’on peut caractériser comme une nouvelle ère dans l’Histoire de l’art, l’art digital se définit par la démocratisation de la consommation artistique, à travers son hypermédiatisation en ligne. C’est un marché d’avenir qui rend compte du potentiel monétaire d’œuvres plus surprenantes que réellement esthétiques. On parle notamment des NFT, ces investissements qui s’emparent fermement des marchés financiers.

Les NFT : croisement entre l’art, le digital, et le marché

Le terme NFT est un acronyme anglais, « Non Fungible Token », traduit en français par l’expression « Jeton Non Fongible ». Un bien non fongible est un bien différencié par son caractère unique et sa qualité, ce qui peut lui procurer de la valeur. Prenons l’exemple de la Joconde de Léonard de Vinci. Pour comprendre en quoi la Mona Lisa est un bien non fongible, il faut oublier sa notoriété et la considérer comme n’importe quel tableau. On la compare alors avec une autre œuvre, aussi bien peinte, et qui démontre une maîtrise semblable des méthodes de l’art. En termes de savoir-faire, les deux tableaux ont donc la même valeur. Et puis on se rappelle que la Joconde est bien la Joconde. Elle se distingue alors de l’autre tableau par un point de divergence qui lui accorde une valeur inestimable : son intemporalité à travers l’histoire de l’art. Le point de différence pour un NFT, qui lui accorde de la valeur, c’est non l’intemporalité comme pour la Joconde, mais l’accès numérique sécurisé qui le caractérise. Un NFT est un bien numérique qui, à travers un accès sécurisé, assure l’authenticité d’une œuvre digitale, afin que toutes copies non autorisées n’aient aucune valeur. 

Le plus souvent, un NFT est un simple hyperlien à une image qui s’achète et se revend, en général avec une cryptomonnaie, l’ether. L’ether est la monnaie de la plateforme électronique ethereum, une plateforme décentralisée où les transactions de NFT ont lieu. 

La différence entre un NFT et une œuvre matérielle réside dans le fait qu’un NFT, avec l’accord de son détenteur, peut être copié et consommé à l’infini, conduisant à d’innombrables actions et reventes inimaginables. L’art devient libéré des contraintes physiques et tout devient plus grand, plus osé, plus déraisonnable. Le marché détient alors un véritable potentiel, qui promet une croissance exponentielle. Effectivement, le nombre de NFT a augmenté de 12 000% depuis le début de l’année 2021, et nombreux sont les individus à y entrevoir des opportunités d’accumulation de capital à travers l’achat et la revente. Plus que jamais, l’art est lucratif; plus que jamais, les œuvres permettent d’encaisser des grosses sommes à défaut d’être admirées. 

Présents sur le marché depuis 2014, ce n’est qu’en mars 2021 que les NFT gagnent véritablement en popularité. La maison de ventes aux enchères Christie’s vend sa première œuvre purement digitale à la somme faramineuse de 63 millions de dollars et déclenche l’exaltation autour des NFT. L’œuvre vendue intitulée « Everydays : The First 5000 Days » est un collage de 5000 images digitales de l’artiste Mike Winkelmann, connu professionnellement sous le nom de Beeple

« Viceland », 2e image du collage digital « Everydays » par Beeple. Sous licence CC BY 4.0.

Depuis, le marché des NFT rassemble plusieurs milliards de dollars et n’indique aucun signe d’affaiblissement. C’est un marché révolutionnaire et accessible, qui génère des sommes considérables tant pour les artistes que pour les investisseurs . En effet, l’arrivée des NFT libère la mise en vente d’une myriade d’œuvres digitales, pour lesquelles les créateurs touchent une redevance d’environ 10% sur chaque revente. La démocratisation de la vente encouragée par les NFT pousse les artistes à s’y engager encore plus, bien que la valeur d’échange de leurs œuvres dépasse leurs capacités artistiques. De plus, le cours de l’ether s’est multiplié ces derniers mois; le marché gonfle sans s’arrêter. Il gonfle, et la surestimation exorbitante des œuvres pourrait un jour risquer la bulle spéculative. Il faut le rappeler, les NFT ne sont uniquement présents dans le monde digital. Des milliers sont donc déboursés pour l’achat de biens qui n’existent pas dans l’espace réel et matériel. Pourtant, l’emprise des NFT sur le marché de l’art ainsi que la richesse qu’ils produisent ne font que débuter.  

La valeur d’une œuvre, plus monétaire qu’artistique? 

Jens Haaning ne s’est pas aventuré dans le marché des NFT avec « Prends l’argent et tire-toi » . Bien qu’il puisse s’y introduire un jour, Haaning a voulu, à travers son coup de théâtre, démontrer la valeur monétaire grandissante du monde artistique. En effet, les opportunités offertes par le marché des NFT séduisent les artistes qui peinent à vivre décemment de leur art. L’art devient alors une marchandise d’un tout nouvel ordre. Non plus une marchandise visuelle et esthétique que l’on cherche à admirer une fois accrochée au mur de son salon, mais plutôt une marchandise d’échange, représentative d’une valeur devenue presque entièrement monétaire. 

Image de couverture : collage par l’auteur. 

Édité par Cassiopée Monluc.