Le nationalisme culturel de Bolsonaro

Le 16 janvier 2020, Roberto Alvim, Secrétaire de la Culture au Brésil, a fait polémique en prononçant un discours ambigu qui a précipité sa démission quelques heures plus tard. En effet, celui-ci contenait des parties étrangement similaires à celui d’un discours du Ministre de la Propagande du IIIème Reich, Joseph Goebbels. Alvim a déclaré que « l’art brésilien de la prochaine décennie sera héroïque et sera nationaliste. Il sera doté de grandes capacités de développement émotionnel et sera également impératif […] ou alors ne sera pas». Le sinistre dirigeant nazi avait quant à lui affirmé que « l’art allemand de la prochaine décennie sera héroïque, sera obstinément romantique, sera objectif et libre de sentimentalisme, sera nationaliste avec un grand pathos et également impératif […] ou alors ne sera pas. » Les réseaux sociaux, les partis de l’opposition et d’autres groupes politiques tels que la Confédération Israélite se sont enflammés et ont immédiatement réclamé la démission du Secrétaire de la Culture jugeant « inacceptables » ses propos. Dans l’après-midi du lendemain la sentence inéluctable du gouvernement est tombée : ses mots ont rendu « insoutenable » sa survie dans l’administration Bolsonaro. Le palais du Planalto, résidence du président brésilien, a par la suite publié un communiqué laconique répudiant « les idéologies totalitaires et génocidaires ». Malgré la distance affichée du gouvernement par rapport à Alvim, ce discours semble être le reflet de la politique culturelle entreprise par Bolsonaro.

Il est nécessaire de rappeler que le gouvernement Bolsonaro est arrivé au pouvoir grâce à un électorat très conservateur, conquis grâce à une alliance avec les Églises chrétiennes, notamment évangéliques. Pour satisfaire cet électorat, Bolsonaro s’est engagé à réorienter les investissements publics dans la culture afin de soutenir les productions les plus conformes aux valeurs chrétiennes et conservatrices. Pendant son discours, Alvim avait révélé la création d’un « Prix National des Arts »; un fonds de 20,6 millions de reais (environ 6,3 millions CAD) destiné à promouvoir une production artistique répondant à des critères bien spécifiques. Bien que ces critères n’aient pas encore été rendus publics, la communauté artistique brésilienne redoute que les artistes s’autocensurent pour recevoir des financements. Pour le député fédéral Marcelo Calero de Cidadania, « le danger est d’avoir un dirigisme culturel. À partir du moment où un État commence à valider le contenu [de productions culturelles], il y a censure. […] La culture doit être libre. » La responsabilité du président est aussi en jeu pour Calero : croire qu’Alvim n’avait pas l’appui du président de la République relève de la naïveté. Par ailleurs, la réorganisation de l’administration atteste du peu d’importance accordée par Bolsonaro à la culture. Depuis son arrivée à la présidence, le domaine de la culture autrefois jouissant de son propre ministère est passé sous l’autorité du ministère de la Citoyenneté devenant ainsi un simple Secrétariat spécial. Suite au scandale d’Alvim, il a été transféré sous l’autorité du ministère du Tourisme.

L’ex-Secrétaire de la Culture brésilien Roberto Alvim en réunion à l’Institut Brésilien de l’Audiovisuel le 13 janvier 2020. Photo par Clara Angeleas sous licence CC BY 2.0

Le 2 décembre 2019, Bolsonaro a nommé Dante Mantovani, un musicien extrêmement conservateur, à la tête de de la Fondation Nationale des Arts (FUNARTE). Dans une vidéo publiée le 30 octobre 2019, ce dernier  affirme que « le rock pousse à la drogue qui pousse au sexe qui pousse à l’industrie de l’avortement qui pousse au satanisme. » Ainsi, les Prix de Soutien aux Groupes de Musique 2020 sont ouverts à tous sauf aux groupes de rock, qui sont explicitement interdits. La mission de la FUNARTE est large et doit « promouvoir et encourager la production, la pratique, le développement et la diffusion des arts dans le pays ». Elle est une source importante de financement dans la mesure où elle a précédemment été capable d’allouer près de 60 millions de reais (plus de 18 millions de CAD) par projet. Cependant, depuis l’arrivée de Bolsonaro au pouvoir, ces montants ont déjà été réduits et les préférences annoncées haut et fort par Mantovani mettent en péril des pans entiers de la production culturelle brésilienne. La fondation Palmares, chargée de promouvoir la culture afro-brésilienne, a aussi fait les frais de la politique Bolsonaro. Le président a provoqué une énième controverse en proposant la nomination du journaliste Sérgio Nascimento de Camargo à sa direction. En cause? Un conflit d’intérêts entre ses opinions et l’objectif de la fondation. Nascimento est accusé d’avoir diffusé sur les réseaux sociaux des idées négationnistes de l’esclavage et du racisme au Brésil. Le gouvernement a finalement suspendu la nomination mais on peut toutefois noter comment Bolsonaro affaiblit progressivement les institutions brésiliennes qui avaient été créées dans le but d’assurer une diversité culturelle.

Pour autant, le pouvoir central rejette en bloc les accusations de censure. Il ne s’agirait pas de  censure mais d’une simple « sélection ». « Nous ne censurons rien. […] Quelqu’un veut faire une vidéo, un film? […]  Ils peuvent le faire mais pas avec de l’argent public. […] Vends ta maison, demande l’argent à tes voisins et fais le film que tu souhaites faire, » a déclaré Bolsonaro. Certaines thématiques abordées par l’industrie artistique comme l’avortement, la communauté LGBTQI+, le féminisme ou encore le racisme gênent Bolsonaro car elles se dirigeraient vers « la minorité » au lieu de « la majorité ». En outre, et c’est peut-être le coeur du problème, elles remettraient en cause l’image de la famille traditionnelle prônée par la droite.

En décembre dernier, une comédie satirique nommée La première tentation du Christ a fait l’objet de plusieurs critiques dénonçant son caractère  blasphématoire, allant même jusqu’à recevoir des menaces de mort envoyées aux producteurs, sous prétexte que  Jésus y semble entretenir une relation homosexuelle. Des individus ont même projeté deux cocktails molotov sur la façade du bâtiment de la société productrice à Rio, Porta dos Fundos. Une association catholique a porté plainte au tribunal de Rio de Janeiro et a obtenu gain de cause avec le retrait de l’oeuvre des serveurs Netflix. Le juge Benedicto Abicair a déclaré avoir pris cette décision pour « calmer les esprits » de « la communauté chrétienne et la société brésilienne. » Netflix a toutefois fait appel au Tribunal suprême fédéral et son président, José Antonio Dias Toffoli a donné raison à la plateforme télévisuelle: « On ne peut pas supposer qu’une satire ait la capacité d’affaiblir les valeurs de la foi chrétienne » a-t-il ajouté.

Arnaldo Antunes pendant un concert au SESC Bauru le 12 août 2010. Photo par Cássio Abreu sous licence CC BY 2.0

Malgré ces attaques, la communauté artistique ne perd pas espoir et s’organise. La préfecture de São Paulo a parrainé le festival Verão Sem Censura  (ndlr: Été sans censure) en janvier 2020 qui a rassemblé des pièces de théâtre, des films et des concerts censurés ou questionnés par le gouvernement fédéral. Le secrétaire municipal de la Culture, Alexandre Youssef,  a déclaré qu’il s’agissait « d’une résistance qui lutte pour le bien le plus cher de notre société, la liberté d’expression. » Arnaldo Antunes, un musicien ouvertement opposé au régime a ouvert le festival avec un concert, et notamment avec une chanson dont le clip avait été censuré à la télévision publique brésilienne. Celle-ci, O real resiste (ndlr: Le vrai résiste), retrace les discriminations et les abus de pouvoir au Brésil tout en rappelant ironiquement que cela « n’existe pas » dans l’imaginaire de Bolsonaro. Cependant, une des oeuvres les plus polémiques est celle de Bruna Surfistinha, un film tiré de l’histoire vraie d’une prostituée qui devient célèbre en racontant son quotidien sur un blog internet. L’ancienne prostituée, de son vrai nom Raquel Pacheco a dû interrompre le tournage de sa série autobiographique suite au manque de financement du gouvernement et elle reçoit régulièrement en prime des menaces de mort. L’accès à l’ensemble des événements était gratuit, une mesure capitale pour inciter les spectateurs des classes populaires, critiques de Bolsonaro, à venir. Le cercle littéraire cherche aussi à se démarquer. Paulo Coelho, célèbre écrivain brésilien, affirme qu’il a un engagement historique: « Je dois parler. Est-ce que je vais perdre des lecteurs? Oui, bien sûr. »

Le président du Brésil, Jair Bolsonaro, avec la nouvelle secrétaire de la Culture, Regina Duarte à Brasilia le 22 janvier 2020. Photo par Carolina Antunes/PR sous licence CC BY 2.0

Quel est donc l’avenir de la culture au Brésil? La remplaçante d’Alvim, Regina Duarte, est une actrice expérimentée quoique affiliée à la droite. Elle a vécu la censure pendant la dictature et sa nomination pourrait être la façon de Bolsonaro de déclarer une trêve. Certains conseillers du Planalto craignent déjà qu’elle n’abandonne la croisade contre le « marxisme culturel » tant redoutée par les évangélistes. Duarte a la lourde charge d’assurer le financement de la culture sans se mettre à dos le président. Si elle échoue, il est probable que son remplaçant soit moins conciliant. La prochaine étape du mandat Bolsonaro sera conditionnée par le dialogue social: si la société parvient à se faire entendre et à protéger l’art des « minorité[s] » alors l’État, sous pression, devrait encore le financer, mais, si le silence s’éternise, tout est possible. Dans tous les cas, Bolsonaro doit alimenter le budget de la culture qui représente 7,4% des emplois du pays, mais la question demeure: quelle culture?

Photo de couverture: Le président de la République du Brésil, Jair Bolsonaro pendant une rencontre avec le président de la Fédération des Industries de l’État de São Paulo le 3 février 2020. Photo par Carolina Antunes/PR sous licence CC BY 2.0