Le rapport au corps noir dans les Amériques (seconde partie)

L'émancipation dans les littératures caribéennes et afro-américaines

N.B. : Cet article est la deuxième partie d’un article précédemment publié.

Si la domination du corps noir par plusieurs écrits eurocentriques se perpétue depuis plus de 500 ans, elle est, au vingtième siècle, confrontée à une vive résistance de minorités dont les écrits personnels seront indispensables pour l’émergence d’une approche postcoloniale des arts et des sciences, dont l’histoire et la littérature. Ces écrits, aux formes nouvellement expérimentées et retravaillées, témoignent de la place qu’occupent les populations caribéennes et afro-américaines dans un continent en lequel elles tentent toujours de fonder leur place. L’émancipation du corps noir en Amérique, sa reconnaissance et sa dignité restituée constituent un objet central pour les théories postcoloniales, dont l’analyse des superstructures contemporaines – un système d’idéologies qui constituent la base à partir de laquelle une société se construit – vise à prévenir une reproduction hiérarchique entre les « races » qui pourrait s’incarner sous de plus subtiles formes. Cela dit, un regard sensible sera prêté à la manière dont la restitution corporelle noire passe par une médiation poétique des textes, parmi lesquels Discours sur la Négritude d’Aimé Césaire, La mémoire du spoken word de Rinaldo Walcott, La prochaine fois, le feu de James Baldwin et la préface qu’en fait le théoricien franco-tunisien Albert Memmi.

La « Négritude » à contre-courant de l’épidermisation 

Aimé Césaire en 2003 (à droite). « Martinician poet and politician Aimé Césaire […] » par Jean Baptiste Devaux, sous licence CC-BY-SA-4.0.

L’idée de « faiblesse » du corps noir est expliquée par une théorie de l’essayiste martiniquais Frantz Fanon concernant l’épiderme. Dans Frantz Fanon, figure du dépassement. Regards croisés sur l’esclavage, Christiane Achour, professeure de littératures francophones et comparée à l’Université de Cergy-Pontoise, écrit que « Fanon affirme que le complexe d’infériorité du Noir vient d’un processus économique doublé d’un processus psychologique qu’il nomme l’ ‘‘épidermisation de l’infériorité’’[1] », soit l’idée d’inculquer au Noir sa propre faiblesse jusqu’à ce que celui-ci la suppose inhérente à lui-même, ancrée sur son épiderme. Suivant ce raisonnement, sa valeur identitaire ne serait définie que par la couleur de sa peau. Ce processus générationnel explique les séquelles des populations noires, l’origine de leur dévalorisation, de leur agenouillement forcé auprès d’une « race » dite « supérieure » : celle de l’Occident. Or, la déstigmatisation du corps noir passe par une resémantisation du « mot en n » que propose le théoricien martiniquais Aimé Césaire dans Discours sur la Négritude. « La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie. La Négritude n’est pas une métaphysique. La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers. […] [Elle] peut se définir d’abord comme une prise de conscience de la différence, comme mémoire, comme fidélité et comme solidarité[2]. » La « Négritude », selon Césaire, a pour but la reconnaissance de la différence du corps noir par rapport à celui de l’homme blanc, et ce, sans reposer sur un plan hiérarchique de force, mais une égalisation entre Noir et Blanc qui est amplifiée par l’anaphore de négation « [l]a Négritude n’est pas […] », dont la répétition accentue le refus de la dominance comme de la subordination entre « races ». La Négritude constitue une révolte passive, contrant l’oppression par le ré-enracinement même de l’identité noire et son patrimoine ; c’est la renaissance de cultures mises sous silence, l’épanouissement, comme le dira Césaire, d’une « plus large fraternité[3] ». En ce sens, Césaire, dans son analyse du corps noir, attribue au « mot en n » une connotation méliorative pour déconstruire les visions péjoratives auxquelles il a longtemps été associé. 

Spoken Word et Dub Poetry

En réponse aux injustices perpétrées à l’égard des communautés noires et des écrits occidentaux qui ont maintes fois porté atteinte à leur image, émergent le spoken word et la dub poetry, deux formes littéraires engagées qui rendent compte de la réalité ardue que ces communautés ont traversée – et traversent encore – dans une société qui les marginalise sous tous ses aspects. Dans La mémoire du spoken word, Rinaldo Walcott, professeur au département d’éducation à la justice sociale de l’Université de Toronto, note que « [l]es instigateurs de la dub poetry ont créé un alliage entre la musique, la poésie et le commentaire politique cinglant, afin d’engendrer une forme d’art populaire révoltée, tant dans son style que dans sa substance[4] ». Ainsi, dans sa chanson War, Bob Marley fait appel à un radicalisme au sein de la société afin d’aspirer à un changement à plus grande échelle : « Until the philosophy which hold one race superior / And another / Inferior / Is finally / And permanently / Discredited / And abandoned – / Everywhere is war – / Me say war. » La philosophie du plus-fort telle qu’abordée par le chanteur jamaïcain est reprise et critiquée par Kamau Brathwaite, un pionnier de la poésie caribéenne. Le poète barbadien inscrit le spoken word dans un genre littéraire qu’il nomme la « littérature de la catastrophe », qui prend naissance dès que l’Europe impose sa perspective du monde sur d’autres territoires que les siens. La « catastrophe » est la conséquence de l’orgueil suicidaire d’un continent qui, emporté par sa folie des grandeurs, a ravagé plusieurs terres pour enrichir les siennes, et, par conséquent, suscité de vives colères à partir desquelles l’art révolté naît. L’Europe, en assumant une position supérieure au reste du monde, présage sa propre carnavalisation, une forme de ridiculisation dont l’écrivain franco-tunisien Albert Memmi aborde dans la préface de La prochaine fois, le feu de James Baldwin.

Pour une réhumanisation du corps noir

James Baldwin. « Author James Baldwin, Los Angeles, California, 1964 » par R. L. Oliver, Los Angeles Times, sous licence CC-BY-SA-4.0.

Dans le texte La prochaine fois, le feu, Baldwin, écrivain afro-américain, relate les discriminations qu’il a subies durant sa jeunesse, et, s’adressant à son neveu, incite celui-ci à faire preuve de résilience malgré la position sociale dont l’auteur est issu. Dans la préface du texte de Baldwin, Albert Memmi, écrivain franco-tunisien, explique le concept d’une révolte « absolue » conçue par « le fanatisme des Black Muslim[5] » en guise de réponse à l’oppression vécue par les minorités afro-américaines aux États-Unis. Ce soulèvement consiste en une forme d’émancipation par l’intermédiaire de la violence. Memmi en dira : « La révolte absolue est celle qui n’ayant plus rien à sauvegarder n’est plus arrêtée par rien. Ni par la peur de mourir ni […] par les valeurs communes avec l’oppresseur[6]. » Autrement dit, Memmi, en reprenant l’idée des Black Muslim sans complètement y adhérer lui-même, explique que la liberté ne peut être acquise que par le déclenchement d’une anarchie de la part des Noirs contre ceux qui, depuis des générations, n’ont fait que les opprimer. Ici, la « carnavalisation » de la figure du Blanc a lieu en ce que la préface de La prochaine fois, le feu présente un renversement des rapports de pouvoir entre Blanc et Noir, de manière à ce que les dominés prennent la place des dominants et vice-versa. La préface de Memmi reprend la conception de Brathwaite par rapport à une Europe qui, de par sa volonté colonisatrice, est destinée à engendrer sa propre ruine ; le continent s’autodétruit par la faute du même hubris qui, autrefois, aura guidé ses navires. Le topos du Mundus inversus, la subversion bakhtinienne (cette moquerie par l’inversion des rôles), l’énonciation expérimentale, c’est à travers ces procédés littéraires que se présente la possibilité d’un soulèvement total des minorités racisées.

Dans son texte, Baldwin rappelle son neveu de faire preuve de résilience dans une Amérique qui a failli ses communautés : « [T]u es issu d’une race de paysans solides, d’hommes qui cueillaient le coton, barraient les fleuves, construisaient des chemins de fer et […] [qui] se sont acquis une dignité inattaquable, monumentale[7]. » Par l’énonciation au « tu », Baldwin présente une narration qui cherche à briser un cycle d’abus transgénérationnels en vue d’aspirer à la ré-humanisation des Noirs. La considération du Noir comme étant égal – et non opposé – au Blanc constitue le premier pas vers son émancipation non seulement coloniale, mais corporelle. Dans son éloge à la liberté, Baldwin dira : « Au moment même où je me crus perdu / Mon cachot trembla, mes chaînes tombèrent[8]. » Le spoken word et la dub poetry contribuent à cet affranchissement ; ces formes d’art racontent, rappellent et dénoncent les vécus de ceux qui les relatent à travers une voix qui devient la leur, qui respire après des siècles de mises sous silence.

Ces deux supports artistiques en parallèle avec le développement des théories postcoloniales résonnent encore aujourd’hui, particulièrement chez le mouvement politique Black Lives Matter, fondé en 2013 en réaction au racisme systémique perpétré par l’entremise de la brutalité policière aux États-Unis. Ici, le commentaire politique garde son essence poétique grâce à des poètes afro-américains tels que Rita Dove, Amanda Gorman, Jericho Brown, Maya Angelou, etc., qui prennent part à la problématique de cette discrimination en abordant les enjeux intersectionnels de « race », de sexe et de classe. Depuis les dix dernières années, le BLM Movement suscite plusieurs polémiques quant au fondement même de son activisme, certains droitistes faisant partie de ceux qui perçoivent les militants du mouvement comme des autoritaristes qui chercheraient à surprofiter de leur place dans une société qui aurait déjà changé pour le mieux. Il semblerait que ces mêmes détracteurs craignent la réalisation d’une révolte « absolue », quoique cette dernière demeure tempérée par les artistes qui comprennent l’utilité de la révolte passive.

Édité par Maria-Laura Chobadindegui

En couverture : Un graffiti de Bob Marley sur un mur à Bequimão. « Grafiti de Bob Marley en una pared en Bequimão » par Thynus, sous licence CCO

[1] Christiane Chaulet Achour, « Corps et écriture/esclavage et violence. Frantz Fanon, Évelyne Trouillot, Gisèle Pineau et Audrey Pulvar », dans ACHOUR, Christiane Chaulet, dir., Frantz Fanon, figure du dépassement. Regards croisés sur l’esclavage, Cergy-Pontoise, Encrage, Centre de recherches textes et francophonies, 2011, p. 78.

[2] Aimé Césaire, « Discours sur la négritude », Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 2004, p. 82.

[3] Ibid., p. 92.

[4] Rinaldo Walcott, « La mémoire du spoken word », Liberté, n° 330, printemps 2021, p. 31.

[5] James Baldwin, « Préface (Albert Memmi) » et « Et mon cachot trembla… Lettre à mon neveu à l’occasion du centenaire de l’Émancipation », La prochaine fois, le feu, Paris, Gallimard 1963, p. 19.

[6] Ibid., p. 18.

[7] Ibid., p. 32. 

[8] Ibid., p. 32.