Le supportérisme sportif : catalyseur de défiance du sport global moderne

Le paysage contemporain du sport, marqué par une mondialisation croissante, évolue rapidement à l’échelle globale. La Coupe du Monde, les Grand Prix de Formule 1, et les grandes ligues nord-américaines se déploient désormais bien au-delà de leurs frontières traditionnelles. Cette expansion vers de nouveaux marchés, bien que financièrement lucratifs, étend également l’empreinte du sport d’élite dans le domaine géopolitique. Un exemple marquant est celui de la Coupe du Monde de la FIFA, où l’attribution de l’événement à des pays avec des pratiques controversées en matière de droits de l’homme a conduit à des mouvements de protestation mondiaux, qui ont notamment été amplifiés par les supporters et les fans de sport à travers le monde. 

Le lien entre le sport, ses passionnés, et la géopolitique contemporaine est de moins en moins opaque. Aujourd’hui, les fans de sport ont accès à une plateforme unique qui les plonge directement dans le cœur des débats géopolitiques majeurs. Il devient donc impératif de reconnaître et de comprendre le pouvoir croissant des communautés de supporters, non seulement en tant que consommateurs, mais aussi en tant qu’acteurs influents dans le domaine géopolitique et sportif d’aujourd’hui.

Un milieu chargé d’histoire

Le sport et la culture, ça se connaît. À l’échelle micro, on peut retracer cette tendance jusqu’aux Jeux Olympiques de l’Antiquité (776 av. J.-C.), les jalons de cette intersection. Souvent utilisés pour renforcer l’unité des cités-états grecques et comme moyen de négociation pacifique entre celles-ci, les J.-O. servaient déjà de vitrine pour des enjeux politiques et culturels. Plus tard, le sport s’est une fois de plus illustré comme une sorte de miroir sociétal à l’époque des compétitions de cricket entre l’Angleterre et ses colonies, notamment les célèbres ‘Ashes’ entre l’Angleterre et l’Australie. Ces matchs, débutant dans les années 1880, sont devenus un symbole de rivalité politique et culturelle entre la métropole et ses colonies. 

C’est seulement un siècle plus tard, toutefois, que commencèrent à s’expliciter des représentations claires de l’influence des partisans sportifs sur les grandes lignes de la géopolitique mondiale. On peut notamment attribuer cette transition vers le rôle croissant des supporters à l’essor des supporters de type « ultras », au foot. Ces derniers, originaires de l’Italie des années 70, sont des partisans caractérisés par leur ferveur extrême et leur soutien inconditionnel à leur équipe, souvent manifestés à travers des chants, des bannières (tifos), et une présence constante aux matchs. Mais encore, ils se distinguent d’autres fans pour leur participation active à des causes sociales et politiques, bien que certains groupes soient parfois associés à des comportements extrêmes ou controversés.

Les Ultras Montréal, groupe de supporters montréalais fondé en 2002. « DSC_0266 » de Ultras Montréal [UM02], sous licence CC BY-NC-ND 2.0.

Les temps modernes: Printemps Arabe, Black Lives Matter…

Au cours des dernières décennies, l’activisme des supporters de sport a pris une dimension plus directe et influente, jouant un rôle majeur dans des mouvements sociaux et politiques d’envergure. Les exemples sont nombreux, cependant, les groupes d’ultras égyptiens, notamment du club Al-Ahly, sont parmi les plus réputés pour leurs activités politiques lors du Printemps arabe de 2011. Fondés en 2005, les Ultras Ahlawy, majoritairement communiés par leur amour du foot, ont su exploiter leurs expériences de confrontation avec la police dans le cadre des matchs pour combattre le régime de Hosni Moubarak, les transformant en acteurs clés des manifestations. Leur habileté à mobiliser et s’organiser, acquise dans les stades et les rues de leurs quartiers, a été cruciale dans la résistance, les propulsant en première ligne des affrontements, notamment lors du « Vendredi de la Colère » et du massacre de Port-Saïd en 2012. L’Égypte, à ce jour, a même criminalisé l’appellation « ultra » en réponse à cette nature perturbatrice de l’action politique de ces individus, dont 11 ont été mis à mort par les autorités égyptiennes. Ces événements soulignent le rôle des ultras en tant que symbole de défiance politique et de lutte populaire. 

Parmi d’autres exemples, on trouve le rôle joué par les partisans de la NFL et de la NBA pendant les mouvements de Black Lives Matter qui ont secoué les États-Unis. En effet, les initiatives de justice raciale de la NBA lors des playoffs de 2020, tout comme les actions symboliques de joueurs tels que Colin Kaepernick de la NFL, ont incité les fans à soutenir les causes de justice sociale et d’équité raciale davantage. Face à l’activisme prononcé de la NBA en matière d’équité raciale, notamment, des sondages menés ont révélé que l’auditoire américain de cette ligue était à près de 75% en faveur des prises de position de la ligue. Ces moments ont révélé comment les fans, en résonance avec les positions de leurs athlètes favoris, peuvent amplifier les messages politiques et sociaux, contribuant ainsi à un débat national plus large. Cette interaction entre les fans, l’activisme des athlètes et la politique a illustré une évolution marquée du rôle des fans de sport nord-américain. Alors que traditionnellement considérés principalement comme des consommateurs, les supporters nord-américains se sont véritablement affirmés comme des acteurs. Cela a contribué à la transformation d’arènes comme le Madison Square Garden de New York et le TD Garden de Boston en espaces de dialogue sociopolitique et de contestation, au grand dam de plusieurs figures politiques du continent.

Damian Lillard, star de la NBA, marchant aux côtés des protestataires du mouvement Black Lives Matter, en 2020. « Damian Lillard at the Black Lives Matter march in Portland » de Matthew Roth, sous licence CC BY-NC 2.0.

Vers l’avenir

L’essor de l’activisme des supporters dans le sport moderne a entraîné des répercussions notables, que ce soit au niveau des organisations sportives ou pour les gouvernements.

Dans le monde du sport, cette évolution présente à la fois des défis et des opportunités. D’une part, les organisations doivent naviguer dans un environnement où les actions et les positions des athlètes peuvent avoir des conséquences politiques et sociales immédiates et beaucoup plus prononcées qu’avant. En effet, si la culture sportive d’autrefois ne favorisait pas l’expression politique ouverte et les médias sociaux n’existaient pas pour amplifier rapidement de telles déclarations, cela ne correspond plus au paysage actuel du sport. D’autre part, cet activisme offre aux ligues et aux clubs l’occasion de s’engager de manière plus significative avec leurs fans et la société en général, en soutenant des causes sociales importantes et en favorisant un dialogue constructif autour des enjeux de justice et d’équité. 

Du côté des gouvernements, l’impact de l’activisme des supporters dans le sport impose une réflexion, à savoir comment gérer les frontières entre expression politique et compétition. En effet, les manifestations de supporters à connotation politique peuvent assurément poser des défis de sécurité, mais aussi commerciaux. Le Celtic FC, club écossais de renom, vient à l’esprit en évoquant cette problématique spécifique. Il y a quelques semaines, ses principaux supporters, la Green Brigade, ont fait parler d’eux lors d’une démonstration en soutien à la Palestine au cours d’un match les opposant à l’Atlético de Madrid. Le hic: ce club a pour partenaires officiels les marques Coca-Cola et JD, l’un ayant manifesté leur soutien indéfectible au camp israélien et l’autre tenant un siège à Tel-Aviv. Celtic a donc choisi de bannir ses propres partisans les plus passionnés pour leur imprudence. Cette péripétie soulève certaines questions cruciales à la redéfinition actuelle que subissent les normes du sport. En effet, à qui appartient réellement un club sportif? Est-ce que son identité réside dans les idéaux et la fidélité de ses fans et supporters, ou est-elle plutôt façonnée par les magnats fortunés qui tirent un profit de l’enthousiasme des partisans, manifesté par l’achat de billets et de produits dérivés à l’effigie de l’équipe et de ses joueurs?

Alors que nous nous projetons dans l’avenir, il est clair que l’intersection entre le sport, les fans et la politique saura faire couler encore beaucoup d’encre. À ce titre, on peut s’attendre à ce que le monde du sport global soit de plus en plus appelé à répondre à cette réalité, à mesure qu’elle s’immisce dans la sphère populaire. La manière dont ses différents acteurs choisiront de naviguer cet espace complexe façonnera non seulement l’avenir du sport, mais aussi celui de notre société.

Édité par Adam Benzaari.

En couverture: Hommage aux Ultras Ahlawy, figures marquantes du Printemps arabe de 2011.  « Ultras Ahlawy Martyrs Graffiti – 6th of October Bridge » de Hossam el-Hamalawy, sous licence CC BY 2.0.