L’élection de Bolsonaro, le symptôme d’un racisme sous-jacent au Brésil

La démocratie raciale et la pigmentocratie, une dichotomie vieille de plus d’un siècle

En 1888, lorsque le Brésil devint le dernier pays à abolir l’esclavage en Amérique, la population était majoritairement indigène ou d’origine africaine. Un climat d’anxiété générale s’installa au sein des communautés d’ascendance européennes, qui prônèrent progressivement des idées eugénistes héritées des États-Unis et de l’Europe. La conviction que le peuple brésilien serait voué à régresser si la population blanche déclinait motiva les élites à encourager les union-interraciales afin de « blanchir » la nation. De ce brassage ethnique est né le concept de « démocratie raciale » : un mythe d’harmonie socio-raciale selon lequel les différentes communautés ethniques brésiliennes devinrent égales lors de l’abolition de l’esclavage. Néanmoins, la discrimination des peuples autochtones et afro-brésiliens a perduré.

En effet, puisque le métissage intense du peuple brésilien ne permettait pas une catégorisation ethnique claire, la mise en place d’une ségrégation officielle telle qu’aux États-Unis ou en Afrique du Sud, ne fût pas possible. Par conséquent, les élites politiques brésiliennes ont développé une idéologie inclusive afin d’étouffer l’existence des problèmes raciaux dans le pays. L’hypocrisie de ce discours se manifeste très concrètement par la pigmentocratie, un système d’organisation étatique fondé sur la catégorisation des personnes en fonction de la couleur de peau. C’est en 1890 que le premier recensement de la population brésilienne après l’abolition de l’esclavage a eu lieu. Cinq couleurs figuraient sur le questionnaire: blanc, marron, noir, jaune ou rouge. Ainsi, les considérations de couleur de peau remplacèrent les considérations ethniques et  établirent une hiérarchie raciale officieuse dans laquelle les brésiliens d’origine européenne se trouvèrent avantagés par rapport à leurs paires d’origine indigènes et afro-brésiliennes. 

Par conséquent, tandis que la démocratie raciale était érigée en idéologie nationale, un sytème de discrimination institutionnalisé à travers les recensements officiels s’établit subrepticement. La concomitance de ces deux notions permettent d’expliquer à elles seules les raisons pour lesquelles le Brésil est touché par des problèmes de discrimination ethnique et pourquoi ces problèmes tendent à être étouffés par les autorités publiques. Ces discours hypocrites et dangereux ont permis de faire perdurer une discrimination ethnique prédominante depuis la fin du 19ème siècle. 

Le gouvernement de Lula, une idylle démocratique? 

Le président mexicain Felipe Calderon et Luiz Inacio Lula da Silva lors d'une cérémonie officielle à Mexico, sous licence
Photo de l’ancien président mexicain Felipe Calderon et Luiz Inacio Lula da Silva lors d’une cérémonie officielle à Mexico, Agência Brasil, sous licence CC BY 3.0 BR

Après la fin de la dictature militaire de Castelo Branco, la décennie qui suivit fut caractérisée par un agenda promettant une politique progressiste et inclusive. De nombreux activistes réunis au sein de mouvements tels que le Mouvement Noir Unifié (MNU) tentèrent de créer des partenariats avec des partis politiques socialistes. La frontière entre tensions ethniques et inégalités de classes devint floue et furent progressivement considérées comme des inégalités sociales de manière générale. Cette stratégie, bien que séduisante dans ses débuts, a très vite laissé place à là désillusion. En 1980, lorsque le Parti des travailleurs (PT) fut fondé, une partie de la population espérait qu’il allait enfin adresser le problème des inégalités ethniques. Toutefois, en voulant s’attaquer aux inégalités sociales en général, le PT s’est distancié des tensions raciales du pays. 

Ainsi, lorsque le premier président issu de ce parti fut élu à la présidentielle de 2003, cette logique persista. L’élection de Luiz Inacio Lula da Silva marqua un tournant dans la relation entre les activistes afro-brésiliens et l’État, en nourrissant les espoirs d’une révolution démocratique. En effet, Lula fit campagne en affichant son désir de rompre avec les décennies précédentes caractérisées par les tensions sociales. La transformation de l’administration fédérale post-2003, à travers la nomination d’un grand nombre de figures progressistes, de syndicats et de membres d’ONG au pouvoir, a eu de profonds impacts sur la relation société-civile-État. Le gouvernement entama notamment un processus d’institutionnalisation des associations luttant contre l’exclusion des communautés marginalisées, en particulier des communauté indigènes et afro descendantes. Progressivement, les organisations locales et communautaires furent remplacées par des institutions composées d’intellectuels, d’avocats, ou des sociologistes, qui ont permis une plus grande reconnaissance officielle, et un degré d’influence plus élevé. 

Néanmoins, l’efficacité de la politique du gouvernement de Lula sur le plan des inégalités raciales peut être remise en cause. Si cette institutionnalisation a permis des progrès incontestables, elle peut aussi être critiquée en tant qu’elle a également contribué à éloigner de nombreux activistes de la réalité du terrain et des  véritables besoins des populations marginalisées. Ainsi, le gouvernement de Lula, bien que concerné par les inégalités de manière générale, a fait perdurer une approche paternaliste aux inégalités raciales dans le pays. La démarche politique du gouvernement de Lula répondit d’abord à une idéologie faisant écho à l’idéal de la « démocratie raciale » brésilienne, plutôt qu’à un véritable désir de représenter les communautés marginalisées. 

Le gouvernement de Bolsonaro

Manifestation contre le génocide du peuple afro-brésilien à Sao Paulo en 2014, sous licence CC BY 4.0
Photo d’une manifestation contre le génocide du peuple afro-brésilien à Sao Paulo en 2014, Midia Ninja, sous licence CC BY 4.0

L’élection de Jair Bolsonaro en 2018 marqua une rupture avec la politique menée par le PT, révélant ainsi la réticence d’une partie de la population face aux politiques progressistes. Lors des dernières élections présidentielles, l’impopularité du PT était aussi largement reliée aux accusations de corruption des deux ex-présidents issus du parti, Dilma Rousseff et Lula. De plus, la récession de 2014 augmenta drastiquement les inégalités sociales, le taux de pauvreté, et la criminalité. La montée de l’extrême droite, qui a pris en boucs émissaires les populations autochtones et afro-descendants, a culminé lorsque Bolsonaro a fini par remporter les élections. 

L’offensive politique du gouvernement Bolsonaro visant à endommager les institutions promouvant l’inclusion sociale, économique et culturelle des peuples marginalisés, est lourde de conséquences. Mais ce qui demeure le plus inquiétant reste le soutien populaire dont il bénéficie après s’être fait porte parole d’une idéologie néo-raciste, homophobe et sexiste.

Lorsque Bolsonaro déclarait publiquement en 2018 qu’il s’opposait à la mise en place de lois luttant contre le racisme et les inégalités, en affirmant notamment que « tout est apitoiement au Brésil », Bolsonaro a rendu les peuples marginalisés coupables de leurs revendications. Les discours haineux des membres du gouvernement de Bolsonaro ne sont pas uniquement choquants, mais extrêmement dangereux puisqu’ils constituent un levier du racisme sous-jacent au Brésil. En maintenant un discours raciste, ils incitent à la haine, et s’octroient la légitimité de dénigrer les avancées institutionnelles obtenues par les populations autochtones et afro-brésiliennes depuis le retour du règne démocratique. 

Une des premières démarches du président brésilien a consisté à nommer des fonctionnaires ultra-conservateurs à des postes clés. Un exemple véhément est la cas de la nomination de Sérgio Nascimento, au poste de président de la Fundação Cultural Palmarès, créée pour soutenir et promouvoir l’intégration économique, sociale, politique et culturelle des communautés afro-brésiliennes. Connu pour ses positions ultra-conservatrices, dénigrant l’existence d’un racisme véritable au Brésil et s’opposant aux mouvements de libération des communautés afro-brésiliennes, Sergio Nascimento ne pouvait pas être un candidat moins approprié pour représenter la culture afro-brésilienne à travers cette institution.  En plaçant ses alliés au cœur d’institutions et d’organismes qu’il méprise, Bolsonaro tente de les détruire de l’intérieur tout en promouvant son idéologie raciste. 

Le président brésilien a réitéré avec la Fondation de l’Indien (FUNAI), chargée de protéger et promouvoir les droits des peuples autochtones lorsqu’il a confié le contrôle de l’organisme aux militaires, aux grands propriétaires de terre et aux évangéliques – déclenchant une vague d’inquiétude largement légitime chez toutes les communautés autochtones brésiliennes. En effet, ces trois groupes soutiennent ouvertement la politique assimilationniste du président, selon laquelle les peuples indigènes doivent s’adapter aux changements que traverse le Brésil sous son gouvernement. Le démantèlement de la FUNAI représente un véritable danger pour les peuples autochtones, puisque celles-ci est chargée de la démarcation des terres indigènes, terres que Bolsonaro tente de réduire à tout prix. À travers la fondation, les communautés indigènes avaient réussi à obtenir l’autorisation constitutionnelle d’habiter leurs territoires mais La FUNAI est aujourd’hui dirigée par Augusto Xavier da Silva, un fidèle de Bolsonaro qui agit contre les intérêts des peuples autochtones.

Si le gouvernement de Bolsonaro amplifie certainement le courant néo-raciste qui ravage le pays, les tensions sociales au Brésil ne se sont pas inventées sous son mandat. L’élection de Bolsonaro parle d’elle-même: elle est d’abord symptomatique d’un racisme structurel qui n’a jamais disparu, ni lors de l’élaboration de la démocratie raciale, ni sous la révolution démocratique de Lula. Néanmoins, tant que Bolsonaro et ses soutiens seront au pouvoir, le pays restera plus divisé que jamais.

Édité par Thierry Prud’homme.

En couverture: Photo de Jair Bolsonaro et Narendra Modi en Novembre 2019, Alan Santos/PR, sous licence CC BY 2.0.