Les guerriers oubliés de la bataille climatique latino-américaine

Avec les années, le changement climatique et la lutte pour la défense de l’environnement sont devenus des questions politiques et sociales sensibles en raison des inégalités socio-économiques qu’elles exacerbent. En Amérique latine, des activistes autochtones perdent la vie dans l’ombre dans une bataille climatique oubliée par les médias.

En effet, comme le démontrent des nombreux rapports du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC), les êtres humains sont directement responsables du réchauffement de la planète et de la destruction de la biodiversité. Généralement, surtout dans l’hémisphère sud, cette détérioration environnementale est souvent précipitée par l’établissement d’économies extractives (c’est-à-dire des plans économiques qui visent à extraire des ressources naturelles pour les revendre dans le marché), comme des projets miniers, énergétiques ou forestiers. Ce processus  d’extraction de ressources premières s’inscrit dans un héritage colonial, où les colonisateurs donnaient une valeur matérielle aux territoires, notamment par l’abondance de ressources minérales (argent, or, lithium), énergétiques (pétrole, gaz naturel et énergie hydraulique), forestières et agro-industrielles dans le continent latino-américain. Aujourd’hui, cette exploitation se poursuit via non seulement l’infiltration de grandes sociétés transnationales ou locales, mais aussi via l’ouverture économique de ces pays aux investissements internationaux. Il s’agit donc d’une nouvelle forme de colonisation économique : des entreprises comme Canadian Gold Corp, Monsanto (États-Unis), Sinohydro (Chine) et Cargill (États-Unis) prennent un nouvel espace et contrôlent des millions d’hectares du sol latino-américain. Par exemple, 13,5% du territoire mexicain se trouve contrôlé par des compagnies minières, dont 161 d’entre elles sont canadiennes.

Mine à ciel ouvert au Chili,2013. Cette photo de Banco de Imágenes Geológicas est protégée par la licence CC BY-NC-SA 2.0.

Cette infiltration est tout autant approfondie par la corruption des gouvernements locaux, qui profitent de concessions milliardaires de la part de ces sociétés internationales, rendues possibles grâce à un manque d’institutions régulatrices chargées de s’assurer du respect des droits environnementaux. La plupart du temps, ces projets s’exécutent sans  la consultation des populations locales qui, marginalisées socialement et géographiquement, sont les plus impactées. Celles-ci considèrent leur territoire comme leur habitat naturel, non seulement parce qu’il leur fournit des ressources nécessaires pour leur survie, mais aussi parce qu’il représente une partie de leur identité en tant que communauté. En effet, comme le rapporte le magazine Progreso, ces projets d’extraction sont extrêmement nuisibles pour les communautés autochtones, dont 80% habitent dans des zones considérées comme biodiversifiées, qualité de laquelle dépend leur survie. Ce parallèle entre écosystème et populations autochtones a été réaffirmé à plusieurs reprises, notamment par la Haute Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies. Ceux-ci admettent que les « projets de développement » et d’extraction menés par des pouvoirs publics et privés ont pour conséquence le déplacement de nombreuses communautés autochtones. L’établissement de ce nouvel ordre libéral et capitaliste, destructeur des écosystèmes, et responsable du déplacement de milliers de personnes (souffrant d’insécurité alimentaire et de l’érosion du sol), est largement dénoncé par des militants climatiques, qui risquent leur vie pour assurer le respect de leurs droits environnementaux.

Mais cet engagement n’est pas sans risque. La résistance climatique vient à l’encontre des intérêts économiques des grands patrons et des dirigeants politiques locaux. Les conflits relatifs aux ressources naturelles sont considérés comme un jeu à somme nulle; il s’agit d’un tout ou rien. Ainsi, les acteurs profitant de l’économie extractive sont prêts à tout pour atteindre leur but et défendre leurs intérêts économiques, et le recours à la violence semble s’être avéré efficace. En Amérique latine, ce sont les activistes environnementaux qui en pâtissent et le manque d’un État de droit les met dans un danger extrême. Selon l’association Global Witness, l’Amérique latine est le continent le plus dangereux au monde pour être un militant climatique; en 2018, 83 sur 164 activistes assassinés dans le monde furent tués en Amérique latine, desquels 40% étaient d’origine autochtone. En effet, cette organisation rattache cette violence au manque de transparence, qui devient omniprésent dans le continent latino-américain. Comme le rapporte Transparency International, les pays d’Amérique latine occupent, pour la plupart, les derniers rangs du classement du score de transparence. C’est l’exemple du Guatemala : en 2018, le nombre de meurtres  de militants climatiques au Guatemala s’est multiplié par 5. Le président Jimmy Morales (2016-2020), a été accusé par de nombreux organismes, notamment la Commission Internationale contre l’Impunité au Guatemala, d’avoir illégalement accepté d’immenses sommes d’argent pour financer sa campagne électorale en échange de concessions territoriales pour la construction de barrages. Ces sommes d’argent auraient été, entre autres, versées par l’une des familles les plus riches du Guatemala, à laquelle appartenait une entreprise se spécialisant dans la construction de barrages hydroélectriques.

Barrage hydroélectrique au Guatemala. Cette photo de IRG International est protégée par la licence CC BY 2.0.

Certains de ces barrages, situés dans la communauté de Ixquisis, à l’ouest du Guatemala, ont été au centre de nombreuses manifestations menées principalement par des Autochtones de la région qui se plaignaient de la pollution de l’eau et plaignaient les déplacements violents qu’ils ont dû subir à la main de l’armée et de la police guatémaltèques. De nombreux membres de cette communauté ont été retrouvés morts, tués par balle, à proximité de projets hydroélectriques importants. Les victimes, les frères Neri et Domingo Esteban Pedro, étaient des activistes reconnus pour leur opposition à ce type de projets. Au vu des comptes accablants rendus par des organismes indépendants au sujet des affaires de corruption au Guatemala, leur mort ne peut être une coïncidence.

Dans ce contexte de violence et de corruption, ces évènements tragiques ne font que se multiplier. De nombreux héros perdent ainsi la vie dans l’ombre, leurs mémoires circonscrites au petit cercle de leurs communautés, leurs luttes ignorées par les médias internationaux. Aujourd’hui plus que jamais, il est urgent de lever le voile sur leur passé afin d’enfin reconnaître à sa juste valeur la contribution du sud à la cause climatique, souvent éclipsée par des figures occidentales comme Greta Thunberg. Sans disqualifier les efforts et l’engagement de la jeune activiste suédoise, les médias occidentaux sont velléitaires à reconnaître les efforts des individus qui sont prêts à risquer leur vie. Berta Cáceres est ainsi l’un des exemples les plus poignants de la lutte autochtone pour l’environnement, distinguée notamment par le prix Goldman de 2015, la plus haute reconnaissance pour les efforts environnementaux à l’échelle mondiale. À l’âge de 22 ans, en 1993, Berta Cáceres, fonde le Conseil Civique des Organismes Autochtones et Populaires au Honduras (COPINH) ayant pour but d’assurer les droits environnementaux et du territoire au Honduras. Défendant politiquement la cause autochtone, Berta Cáceres a été capable de freiner des projets d’extraction de ressources de grande échelle lorsque 30% du pays a été soumis à des concessions minières à partir de 2009. Cette hausse de projets miniers exigeait, naturellement, une expansion du secteur énergétique pour répondre aux demandes de production et de nombreux barrages hydroélectriques sont construits. Parmi eux, le projet du barrage de Agua Zarca par la compagnie chinoise Sinohydro sur un territoire sacré des Lencas, la plus grande communauté autochtone hondurienne.

Berta Cáceres dans la commune de San Francisco de Ojuera, Honduras, 2015. Cette photo de Parachatai est protégée par la licence CC BY-NC-ND 2.0

 

Guidée par Cáceres et après des mois de mobilisation, la COPINH réussit à repousser la société chinoise, qui, au vu de tant de violence, décide de se retirer. Malgré cela, le gouvernement décide de garder le projet en place et les manifestations ne font que s’intensifier; le moral du peuple Lenca paraît invincible. Cependant, le 3 mars 2016, le corps sans vie de Berta Cáceres est retrouvé chez elle, blessé par balles. Certains pointent le gouvernement, d’autres des groupes criminels, mais il est évident qu’il s’agissait d’un coup planifié. L’héritage de Cáceres est perceptible dans la force de volonté qu’elle a su transmettre à sa fille, ses camarades et son peuple, qui continuent à se battre sans fatigue.

Du côté du Mexique, dans la communauté de San Francisco Ixhuatán, on retrouve Luis Armando Fuentes, victime d’une embuscade tendue par un groupe paramilitaire. Il est exécuté à sang froid, au plein jour. Fuentes était un des militants les plus influents de l’organisme autochtone Sol Rojo, Fuentes s’est battu contre la corruption et les abus du gouvernement, notamment de ceux du Secrétariat de la Marine, qui a été, à de nombreuses reprises, accusé de harcèlement et de corruption.

« Camarade Luis Armando Fuentes, ‘Comandante Gato’, vit dans la lutte ! », panneau de l’organisation Sol Rojo, 12 avril 2019.

D’un autre côté, il a été essentiel dans la lutte contre des projets d’infrastructure comme des ponts ou une nouvelle autoroute qui visaient à ‘moderniser’ la région de l’isthme. Fuentes se bat contre la mise au point de ces constructions, qui auraient déplacé des milliers de personnes et auraient limité l’accès des populations à de nombreuses ressources, notamment en organisant les communautés en groupes d’autodéfense, pour arrêter le pillage de ressources dans la région. Malgré sa loyauté, Fuentes est menacé de mort à plusieurs reprises, même par les autorités locales et municipales, comme la Commission Fédérale d’Électricité, qui voulait mettre en place un immense projet éolien. Le 11 avril 2019, après avoir organisé un blocage d’autoroute, Fuentes est victime d’une embuscade, commis par des membres d’un groupe paramilitaire, selon des témoins. Sol Rojo, lui, déclare qu’il s’agit d’un crime mené à bout par les autorités fédérales et locales et exige des réponses au gouvernment d’un pays où 80% des activistes environnementaux tués sont autochtones.

Aujourd’hui, Fuentes se joint à Cáceres, et au plus des deux cents autres activistes qui ont perdu la vie en Amérique Latine. Ils ne sont que deux martyrs parmi tant d’autres, deux autres flammes qui s’éteignent, deux autres cœurs qui s’arrêtent, dans l’ombre de la bataille climatique latino-américaine. L’heure est venue de reconnaître enfin leur engagement et d’honorer la mémoire de ces héros oubliés : tout comme il est impératif de parler de ‘justice climatique,’ cet article aura tenté de semer les graines d’une ‘justice médiatique’. 

Photo de couverture: Pancarte de Berta Cáceres à une manifestation à Buenos Aires, 2016. Cette photo de Monk Photografía est protégée par la licence CC BY-NC 2.0.