L’espoir irakien, victime de la pandémie?

En novembre 2021, le journaliste, satiriste et comédien irakien Ahmad Al Basheer fait une conférence au Forum d’Oslo pour la liberté. Il y répète une phrase qu’il avait entendue dans un taxi peu de temps après l’invasion américaine de 2003 : « 8 heures sera toujours meilleure que 9 heures ». Le sens : les jours d’or de l’Irak sont désormais dans le passé, et chaque nouveau jour sera pire que le précédent. Le passé pré-invasion, 8 heures, sera toujours meilleur que le futur post invasion, 9 heures.

Cependant, dans ce berceau de la civilisation humaine, d’abord malmené par une dictature sanglante puis par l’enfer de l’occupation étrangère, des guerres civiles et du terrorisme, un sursaut populaire avait fait fleurir une lueur d’espoir en 2019. 

Le déroulement

Le 1er octobre 2019, les manifestations commencent sur la place Tahrir au centre de Baghdad. Jeunes pour la plupart, les manifestants demandent la démission du premier ministre Adil Abdul-Mahdi, protestent contre l’influence iranienne et exigent des services publics de base. En réponse, les autorités bloquent 75% de l’accès internet dans le pays et instaurent un couvre-feu, sans pour autant parvenir à endiguer le mouvement qui se propage ailleurs dans le pays, notamment dans le sud à Nasiriya ou Karbala. 

Plusieurs mois durant, les Irakiens continuent à exprimer leur mécontentement vis-à-vis du système post-guerre, leur exaspération à l’égard des forces de mobilisation populaire (الحشد الشعبي, al-Hashd ash-Shaʿbī), de puissantes milices soutenues par différents partis politiques et acteurs étrangers, et leur opposition à l’élite politique à leurs yeux totalement délégitimée. De plus, ils contestent l’écrasante influence étrangère exercée entre autres par l’Iran et les États-Unis, dont les intérêts semblent primer sur ceux du peuple irakien. De fait, ils militent in fine pour la souveraineté de leur État. Le 31 octobre, Adil Abdul-Mahdi annonce finalement sa démission au prix d’environ 600 morts selon Amnesty International. 

Une terre pourtant riche…

Regorgeant pourtant de ressources naturelles, l’Irak ne dédie que peu de fonds à ses services publics et au bien-être de sa population. La révolution Tishreen, qui veut dire octobre, naît en effet dans un contexte où le chômage atteint les 40% chez les moins de 25 ans –qui représentent 6 Irakiens sur 10– et où 130 000 enfants n’ont pas été scolarisés en 2017-18. En parallèle, la corruption est extrême : l’Irak est classée 168e sur 175 en termes d’index de corruption en 2018 et 22% des Irakiens vivent en dessous du seuil de pauvreté. 

L’argent est en fait volé (150 milliards de dollars depuis 2003) et dépensé dans des intérêts personnels néfastes à la population générale. Par exemple, les salaires de fonctionnaires sont régulièrement augmentés par les élites politiques dans le but de créer des alliances informelles. En effet, depuis 2003, offrir et entretenir des postes dans l’industrie pétrolière est une manière de créer des réseaux d’influence pour l’élite politique et économique. De plus, l’inefficacité et l’incompétence bureaucratique amplifient ce paradoxe entre richesse naturelle et mauvaises conditions de vie, dans un système de surcroit dysfonctionnel.

Le système actuellement en vigueur en Irak, appelé Muhasasa (محاصصة, « quota » en arabe), consiste à partager le pouvoir entre différents groupes ethno-religieux. Au-delà d’un système politique, ce terme reflète désormais la corruption, l’autoritarisme, et l’incompétence qui rythment la vie quotidienne du pays. Mise en place après l’invasion américaine, et pensée en partie par des groupes d’opposition au régime Baas irakien dès les années 90, la Muhasasa a été conçue afin de répartir les différents positions, bureaux et ressources étatiques entre les branches confessionnelles et ethniques (chiites, sunnites, chrétiens, Kurdes, Yazidis…).

Mais dans une nation déjà meurtrie par la dictature, les guerres (1980-1988 contre l’Iran et 1990 au Koweït) et l’embargo économique, le système de Muhasasa n’a fait qu’amplifier les tensions et divisions. Le résultat : une série de guerres civiles et de violences terroristes, notamment entre 2006 et 2008 puis entre 2013 et 2017 contre Daech. Beaucoup d’Irakiens tiennent le système responsable de leurs maux. C’est une des raisons pour lesquelles les manifestants ont chanté « Pas chiites, pas sunnites, pas chrétiens. Nous sommes tous une Irak », et « nous voulons une nation » sur la place Tahrir.

File:ثورة تشرين في العراق.jpg

Affiche révolutionnaire irakienne mettant en avant un tuc-tuc (utilisé comme ambulance lors des mouvements) transportant le fameux restaurant turc, immeuble libéré par les manifestants. Traduction : « Longue vie à l’Irak », « Révolution Tishreen pacifique ». Image de Alameenq sous licence CC BY-SA 4.0.

La pandémie, le désespoir

Mais la fin de 2019 est marquée par l’arrivée de la pandémie; le monde s’enferme et l’Irak est loin d’être épargnée. Les sentiments qui ont mené à la révolution sont alors mis en sourdine sans pour autant disparaître. Les manifestations sont initialement suspendues mais certains groupes restent stratégiquement actifs : ils maintiennent des camps et des tentes à certains emplacements comme à Baghdad, Basra et Nasiriyah et se mobilisent sur les réseaux sociaux. Ces Irakiens sont animés par un unique objectif : que la révolution survive.

Pour cause, la pandémie a mis en exergue d’autres défaillances de l’État irakien. Les médecins ne sont pas assez nombreux, les lits d’hôpitaux manquent, le système de santé finit complètement submergé par l’afflux de malades…  En juillet 2021, 92 personnes meurent dans un horrible feu d’hôpital alors qu’elles sont dans une section isolée réservée aux patients Covid. C’est le deuxième incendie de ce type en trois mois. Au total, 25,105 individus perdent la vie face à ce virus. 

La Covid-19 a également engendré une chute du prix du pétrole qui assèche encore plus les coffres de l’État. L’Irak peine alors davantage à redresser les conditions délétères qui sévissent dans le pays. Dans un rare moment d’unité, des figures religieuses comme l’Ayatollah Sistani ou l’Union Islamique du Kurdistan appellent alors au respect des mesures sanitaires, tout comme des groupes de la société civile, dont les partisans de la révolution Tishreen. 

La pandémie vient donc comme un énième coup de massue sur un pays déjà meurtri. Face à ces nouvelles difficultés, les sacrifices d’octobre 2019 en ont-ils valu la peine? La démission du premier ministre et l’arrivée de Mustafa al Kadhimi en mai 2020 n’ont nullement comblé les revendications de justice des 600 Irakiens tués par les milices et forces de l’ordre. Kadhimi, le nouvel arrivant pro-américain, est simplement dépassé par les faits, et a peu d’alliés au sein d’un gouvernement fortement pro-iranien. La réalité est que personne ne peut sauver l’Irak seul, justement parce que peu a concrètement changé au système de Muhasasa depuis l’arrivée d’Al Kadhimi. Un changement constitutionnel graduel est impératif.

L’Irak demain

Malgré l’accalmie des manifestations et les élections tenues en réponse aux mouvements le 10 octobre 2021, les sentiments révolutionnaires ne sont pas morts en Irak. Ainsi, une nouvelle société civile émerge de la révolution de Tishreen. Jeune, diversifiée, passionnée et mobilisée pour son pays, elle devient un nouvel acteur politique indépendant du confessionnalisme. La révolution de 2019 pave donc la voie à un profond changement de la vie politique irakienne. Au risque de tomber dans un optimisme naïf, les espoirs des Irakiens sont inévitablement contagieux. 

La situation actuelle de l’Irak, deux ans après la révolution, laisse toutefois présager d’un chemin long et difficile. Nombreux sont les pays arabes où ruissellent les mêmes sentiments de fatigue et colère, et depuis bien trop longtemps. En 2019, le Liban, l’Algérie, la Palestine et le Soudan ont eux aussi connu leurs propres sursauts populaires en parallèle à la révolution de Tishreen. Un changement profond semble ainsi s’opérer dans le monde arabe et, si nous ne pouvons que spéculer sur sa forme, il est possible pour l’Irak. 

Quiconque aime la littérature, la musique, la poésie ou les mathématiques aime par conséquent l’Irak. « La poésie est née en Irak, donc deviens Irakien afin de devenir poète » écrit le grand poète palestinien Mahmoud Darwish. Voir ce pays dans de telles conditions ne suscite que peine. Ne cessons d’espérer qu’un jour, 9 heures sera meilleure que 8 heures.

En couverture: photo de Revoulation 2019 du restaurant turc de la place Tahrir sous licence CC-BY-SA.

Édité par Driss Zeghari.