L’importance des constructions sociales selon Pierre Manent

Un grand merci pour la contribution d’Annie-Claude Thériault et pour les connaissances qu’elle m’a transmises sur la philosophie politique durant mon parcours collégial. Sans vous, Annie-Claude, cet article n’aurait pas connu le jour. 

Dans son Cours familier de philosophie politique, Pierre Manent, un des grands contributeurs contemporains de la philosophie politique française, présente le « Politique » en tant que concept qui dépasse celui fréquemment classé parmi les aspects social, économique, territorial et culturel d’une société. Dans le dix-huitième chapitre intitulé « La condition politique de l’homme et l’unité du genre humain », Manent s’attarde sur la définition du Politique avec un grand « P », qui consiste en un intermédiaire entre l’état primitif de l’Homme et le Vrai absolu auquel il tente d’aspirer, deux notions qui seront développées au fil de notre recherche, qui consiste à présenter l’importance d’une construction sociale, sa place en société, et, avant tout, sa définition.

On nomme construction sociale tout concept qui n’existe pas dans la savane et qui, ultérieur à celle-ci, est engendré par l’Homme lorsque ce dernier, formant sa première communauté, passe d’un « état de nature » – état qui le classait au même rang que tout autre animal – à celui d’être humain. Pays, cultures, nationalités, genre, art, langage phonétique international, capitalisme ou autre idéologie politique sont des exemples de constructions sociales en ce qu’ils forment le fondement même d’une société, quelle qu’elle soit. Pour Manent, ce regroupement de caractéristiques forme le Politique, ce à partir de quoi une société subsiste. Si, pour Manent, toute construction sociale se définit en tant que médiation, il s’ensuit que le Politique, lui, constitue la Médiation des médiations. 

D’où, alors, découle l’importance d’une médiation par rapport à la société qui l’invente ? Dans un siècle où les médias contribuent au bourdonnement du milieu urbain, il est facile pour l’individu accablé de chercher à se sortir d’une technologie qui se retrouve jusque dans les biberons des nouveau-nés, dans la mesure où ceux-ci deviennent conditionnés à l’écran qui les unit directement à l’Autre, et, plus largement, au reste du monde. Or, jusqu’où peut-on pousser le fameux trend du breaking free from society ? L’être humain peut-il s’affranchir de l’ultime médiation et, de ce fait, se dépouiller du rationalisme dont il est doté ? Par ailleurs, quelles seraient les implications d’une telle sortie ?

Pierre Manent. « Pierre Manent intervenant lors de la session des Semaines sociales de France au Parc Floral de paris, le 25 novembre 2011 » par Semaines sociales de France, sous licence CC BY-SA-2.0.

Immanence, balance et transcendance

Pour répondre à ces questions, figurons-nous d’abord une hiérarchie que nous offre Manent des positions qui présentent celle de l’humain à son état primitif (le bas), l’humain déifié auquel il tente d’aspirer (le sommet) et l’intermédiaire par lequel il passe pour atteindre ce sommet et qui constitue l’entre-deux, la Médiation littérale de cette pyramide. En retirant, d’une part, le milieu de celle-ci, l’humain en tant qu’animal ne peut faire preuve du rationalisme qui l’inciterait à quitter la Savane, encore moins à accéder au niveau « supérieur » – à l’Absolu – en se libérant des contraintes sociales qui lui seraient inexistantes, en ce qu’il ne les aura pas encore fondées. D’autre part, si, tout en gardant les parties basse et intermédiaire de la hiérarchie, nous châtrions son sommet, ce même Absolu, l’objectif qui consiste en l’atteinte du bonheur ultime, n’existe plus ; la pyramide inachevée bouleverse alors le concept même d’une structure hiérarchique. Par conséquent, une société dépourvue de sens entreprend un processus à rebours en exprimant une trajectoire vers le bas : l’Homme subit une déchéance qui le ramène à l’état de nature – ce que Manent appelle également l’« immédiateté humaine » – duquel il s’était affranchi. Manent observe d’ailleurs que « [d]ans l’état de nature, chacun est autorisé à juger et à punir les violations de la loi de nature, et cela conduit à la guerre de tous contre tous[1] ». En l’absence de lois, d’une réglementation au sein d’une population laissée à sa pleine liberté, l’anarchie prévaut sur l’ordre social et ouvre la porte aux pires atrocités imaginables.

Par contre, si nous laissions intactes toutes les parties de la pyramide et accédions à son plus haut point ? L’humain devient alors accompli, épanoui, tout-puissant, donc vénéré ; les régimes totalitaires témoigneront de cette ascension, puisque leurs chefs auront subi le complexe de supériorité qui fut la cause du génocide des juifs, des purges staliniennes, des massacres commis par les Chemises noires de l’Italie fasciste, etc. La volonté de l’Homme par rapport à l’aspiration divine ne doit rester que cela, une volonté, un moyen et non une fin. Manent observe les dangers que constituent l’adhésion profonde au premier pôle comme au second, notant que « [n]ous sommes en train de connaître la tentation antipolitique ou humanitaire, tentation certes beaucoup plus douce, et donc plus tentante, mais […] la dépolitisation humanitaire n’est à terme guère plus vivable que la surpolitisation totalitaire[2] », d’où la nécessité de la Médiation en tant qu’intermédiaire. Alors que l’état de nature doit rappeler l’Homme de la position qui le distingue de l’animal, la transcendance, elle, doit pourvoir ce même homme de sens et l’inciter à la convoiter (non la position dictatoriale, mais celle de l’accomplissement absolu), sans jamais l’atteindre : l’humain carbure sur l’imperfection, à laquelle il tentera éternellement de remédier.

Sur l’insuffisance du commerce, du droit et de la morale

Si les concepts de commerce, de droit et de morale sont « les trois systèmes, les trois empires qui, chacun dans son registre, promettent la sortie du politique[3] », Manent les juge insuffisants pour constituer les piliers, les constructions sociales, d’une société viable. En l’absence d’un système politique, le « droit » n’est plus, par le fait même que toute conception du Bien et du Mal, partant d’une immanence animale, donc orgueilleuse, ne peut mettre en avant un système de justice stable. Le « commerce », adhérant par défaut à un réseau intersubjectif de la coopération, n’existe plus dans un monde où l’intérêt personnel prévaudrait sur l’intérêt collectif. Enfin, la « morale » devient purement relative en ce que l’individu, exempté de toute conséquence qu’engendrerait un acte criminel, se résignerait aux actes les plus répréhensibles. Si, au contraire, cette même morale aspire à un universalisme, son imposition devient dogmatique et ouvre la porte à l’autoritarisme – régime qui se prend d’ailleurs pour le Vrai absolu, alors qu’il n’est pourtant qu’une médiation parmi tant d’autres.

Jusqu’où l’égalitarisme ?

Annie-Claude Thériault en 2019, écrivaine et professeure de philosophie. « Annie-Claude Thériault » par Justine Latour, sous licence CC BY-SA 4.0.

En société contemporaine, l’idéalisation de l’« immédiateté humaine » s’incarne, en partie, à travers un désir d’abolition des différences entre humains pour insister sur leur unicité. Annie-Claude Thériault, professeure de philosophie au Collège Montmorency et avec qui j’ai eu le plaisir de collaborer, a accepté de me partager quelques-uns de ses articles concernant les implications d’un « humain immédiat » contemporanéisé. Thériault m’a permis de mettre le doigt sur la notion réémergente d’une solidarité mondiale, notant, dans son article Pourquoi pleurer (davantage) Paris, qu’« [o]n peut légitimement voir la version 2.0 de cet état de nature dans l’idéal cosmopolitique et universaliste du XXIe siècle. Soit dans cette conviction qu’un monde meilleur, plus égalitaire, plus juste, plus paisible naîtra seulement de cette pacification entre tous les humains de la Terre. Et que cette dernière passera par l’abolition des frontières, des langues et des différences qui engendrent trop souvent des conflits ». Thériault réfute cette utopie, qui rejette tout cadre politique régissant l’humanité, sous prétexte que celui-ci divise bien plus qu’il n’unisse. En réaction aux attentats terroristes de 2015 à Paris, Thériault précise que la tristesse portée envers les victimes ne découle pas du fait qu’ils sont seulement humains, mais humains français : autrement dit, des humains cadrés par la médiation d’un pays (France) et qui éprouvent un rattachement identitaire par rapport à ce dernier. À noter que l’exemple de Thériault n’a pas pour objet de mettre la France sur un piédestal par rapport aux autres pays, mais de montrer en quoi ces construction sociales, celles de pays et de culture, constituent des éléments cruciaux qui amplifient notre place en société, et, par conséquent, définissent une partie fondamentale de notre humanité. On comprendra ainsi pourquoi le zèle des égalitaristes par rapport à cette « abolition de la différence » ne dit rien qui vaille.

De la prolifération des médias 

Et les médias, dans tout ça ? C’est que dans une ère où la technologie ne cesse de croître, l’idée d’un retour aux sources, plus précisément au primitivisme de l’Homme, devient captivante en raison du supposé confort qu’elle offrirait. Dans un article scientifique publié par Philo & Cie intitulé De la désaffiliation ou du rejet des médiations, Annie-Claude Thériault, aux côtés du sociologue québécois Joseph Yvon Thériault, rappelle que « [c]e qui est nouveau, ce n’est pas la crise du politique. De l’empire, à la nation, à un certain universalisme, le politique a déjà subi plusieurs cycles de transformation. Ce qui est nouveau, et qui nous intéresse ici, c’est ce rejet du politique dans son essence même. C’est-à-dire le rejet de l’idée que l’homme doit être représenté, que quelque chose autre que lui-même peut et doit faire ‘‘coexister et communiquer’’ ses différentes expériences ». Le pessimisme de l’Homme pour la ville le mène à percevoir la Nature en tant qu’exutoire. Son auto-exclusion de la société, donc du Politique, renvoie à cette « désaffiliation » d’un monde qui, que l’Homme le veuille ou non, a façonné son identité (famille, amis, collègues, etc.), pour la simple raison que celle-ci est socialement construite. Or, en l’absence d’un réseau intersubjectif avec lequel l’humain coexisterait, l’identité ne peut constituer l’élément à partir duquel il se définit ; il se trouve ainsi sous l’emprise d’un orgueil qui présage sa crise identitaire, et, plus largement, sa ruine. Dans la chronique Sauve qui peut !, David Desjardins témoignera d’un désenchantement similaire, en admettant que « [n]ous rêvons d’ailleurs, loin des grincements que provoque le mouvement perpétuel de l’urbanité. Tant qu’à être des poussières d’étoiles, autant fuir la pollution lumineuse pour aller contempler d’où nous venons. La hausse du coût des divertissements et le recul du vivre-ensemble, par-dessus tout, ont eu raison de mon âme de citadin ». Il nuance cependant son propos en admettant « aime[r] les gens : ceux que je choisis », et s’ancre ainsi une fois de plus dans le cadre sociétal.

Joseph Yvon Thériault, professeur de sociologie et père d’Annie-Claude Thériault. « Photo de Joseph Yvon Thériault en 2012 » par Émilie Tournevache au Service de l’audiovisuel (UQÀM), sous licence CC BY-SA 3.0.

Il est normal que l’humain soit en proie à un épuisement nihiliste par rapport au monde, du moment où il n’y sombre pas une bonne fois pour toutes. Il choisira plutôt de maintenir un rapport avec l’Autre – aussi subtil soit-il – parce qu’isolement signifie état de nature, perte de sens, néant, d’où l’importance des fictions. Du moment où naquit la parole, les humains se sont rassemblés, conté des histoires qui les inspirèrent pour bâtir communautés, civilisations et sociétés : le Politique. Certains blâmeront le fondement de ces structures pour justifier leurs maux, et l’on conviendra que ce que Manent appelle « le monde des médiations » est loin d’être parfait. Mais les problèmes du monde ne se résoudraient guère par une sortie définitive du Politique ; ils s’aggraveraient, ce pourquoi l’on se doit d’améliorer continuellement ce dernier en remédiant aux enjeux de l’humanité dans l’espoir d’instaurer les pratiques qui primeront sur les anciennes. On réexaminera la question qu’étudie Pierre Manent : peut-on sortir de la Médiation, ou bien d’une médiation générale ? On peut renverser celle-ci en la remplaçant par une médiation jugée plus avantageuse, populaire ou bienfaisante, un processus qui transparaît notamment par la contestation et le changement des lois, régimes politiques, idéologies, styles vestimentaires, phénomènes d’effets de mode, etc. Or, ce cycle de décadence-renaissance a lieu dans le ventre d’une médiation plus grande : il s’agit de la Médiation, de la grande construction sociale, du Politique, qui, lui, doit demeurer inébranlé.

Édité par Joseph Abounohra.

En couverture : Pierre Manent. « Pierre Manent during the conference “Solidarity and the Crisis of Trust” organized by European Solidarity Centre, Warsaw, 2010/10/11 » par M. Stelmach, sous licence CC BY-SA 4.0.

[1] Pierre Manent, « La condition politique de l’homme et l’unité du genre humain » dans Cours familier de philosophie politique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2004, p. 339.

[2] Ibid., p. 336.

[3] Ibid., p. 338.