L’intérieur comme libération 

La relocalisation industrielle en Chine, source d'émancipation pour les travailleurs migrants d’origine rurale 

Si la Chine est l’usine du monde, les changements internes de son industrie doivent être mieux compris pour prédire les tendances globales de production. Pour cela, il faut s’intéresser aux travailleurs migrants ruraux (TMR), acteurs dominants de la production industrielle de l’empire du Milieu.

En effet, le nombre de TMR s’élève à 288 millions, et près de trois quarts sont employés dans le domaine industriel, en majorité dans les provinces côtières. Celles-ci sont la force derrière la productivité de la République populaire. Effectivement, la production manufacturière est principalement concentrée dans les villes côtières de Shandong, Guandong, Jiangsu, Zhejiang et Shanghai, représentant à elles seules 76 pour cent des exportations chinoises, faisant des TMR les principaux contributeurs à la productivité industrielle du pays. Ces derniers sont soumis à la pression ouvrière, qui paraît pourtant s’adoucir en conséquence d’un phénomène de relocalisation industrielle interne. Un tel changement du paysage industriel révèle le potentiel politique des TMR, jusqu’alors écrasés, ce qui pourrait redéfinir le statut quo de « l’usine. »

Le phénomène de relocalisation

Malgré les tendances migratoires urbaines, la Chine fait dernièrement preuve d’un phénomène de relocalisation interne. À la recherche de terres et de mains-d’œuvre à bas prix, et à l’aide de subventions gouvernementales, plusieurs compagnies établies dans les régions industrielles côtières commencent à se relocaliser vers l’intérieur du pays, ouvrant alors de nouvelles usines rurales plutôt que de suivre la route traditionnelle qui est de s’installer dans les villes côtières. C’est par exemple le cas de Foxconn et Hewlett-Packard qui s’installent à Chongqing, ou encore de IntelC.O, géant mondial de puce électronique, qui a ouvert une usine industrielle de 600 million de dollars à Chengdu. Une telle tendance économique révèle donc l’importance croissante de la production industrielle des provinces rurales au détriment des provinces côtières. Cette relocalisation permettrait-elle enfin aux TMR de découvrir le potentiel d’une union politique?

Cette vague de relocalisation, encouragée par les entreprise, permet à beaucoup de ces TMR, eux-mêmes issus de l’intérieur, de revenir travailler dans leurs provinces d’origine. On perçoit par exemple un retour important des travailleurs dans leurs régions natales de Henan et Chengdu, deux régions qui témoignent fortement de ce phénomène de relocalisation. En 2013 à Chengdu, seulement 5 pour cent des travailleurs étaient étrangers. De plus, à Henan, 80 pour cent des travailleurs sont locaux; on perçoit une préférence à travailler proche de chez soi.

Les provinces de la République populaire de Chine. Les provinces côtières, où se concentre la production industrielle, sont Shandong, Jiangsu, Shanghai, Zhejiang et Guandong, tandis que les provinces rurale (de l’intérieur), où les manufactures se relocalisent, sont Henan, Anhui Jiangxi et Hubei. « Republique populaire de Chine » de ::Alejandro::. Sous licence CC BY-NC-ND 2.0.

1. L’absence de capital social, un obstacle à l’union ouvrière 

En raison du système Hukou, le déplacement vers les villes urbaines côtières fait perdre du capital social au TMR, ce qui inhibe leur capacité d’action politique. Le système Hukou différencie le statut légal des citoyens chinois sur la base de leur lieu de naissance, rural ou urbain. Ceci porte à préjudice les TMR qui se déplacent vers les régions urbaines côtières. En effet, en ayant un Hukou rural, ils ne peuvent pas devenir propriétaire en ville, n’ont pas d’accès légal au système social et de santé, et sont cantonnés dans des postes peu rémunérés. Tout cela accentue leur isolement social, et leur statut marginal fait qu’ils sont discriminés par leurs compatriotes urbains locaux. Conséquemment, les TMR ne peuvent pas former de liens sociaux forts, pourtant essentiels pour toute action politique.

Afin de s’organiser efficacement, un groupe doit posséder des liens sociaux à haut capital social. Pour atteindre un haut capital social, il faut que ces liens reposent sur un degré de confiance et de réciprocité élevé, chose impossible pour les TMR vis-à-vis de leurs compatriotes urbains locaux. Étant marginalisés et méprisés, les TMR se retrouvent alors dans un réseau à bas capital social, donc inefficace car trop faible pour aboutir à l’organisation d’un mouvement politique.

Passeport du système de résidence Hukou. « Livre Hukou » de Micah Sittig. Sous licence CC BY 2.0.

Le retour aux origines, une porte d’entrée à l’organisation politique 

En revanche, en retournant travailler dans leurs provinces d’origine, les TMR retrouvent un haut capital social qu’ils ont parvenu à préserver et à entretenir avec les résidents de leurs villages nataux. En raison de la perdurance de la discrimination du système Hukou qu’endure ce groupe de travailleurs en milieu urbain, beaucoup d’entre eux demeurent intensément attachés aux liens sociaux qu’ils ont maintenus de leurs villages.

De ce fait, lorsqu’ils reviennent dans leurs provinces d’origine, ils retrouvent intact, et même encore plus développé, un réseau social à fort capital social. Ainsi, ces travailleurs se ré-introduisent dans un environnement qui favorise la formation d’un mouvement politique efficace.

Ce n’est pas une coïncidence que la région de Henan ait vu une augmentation du nombre de grèves dans les dernières années. La majorité des ouvriers des usines qui sont venus s’installer à Henan sont des TMR qui décident de rester travailler dans leurs provinces d’origine plutôt que de remigrer vers les côtes. Ces derniers, ayant retrouvé des liens à capital social élevé, sont enfin capables de former des syndicats ouvriers. Selon les données du China Labour Bulletin, le taux de grèves et d’actions collectives à Henan est en hausse depuis 2017, dépassant même celui des zones côtières telles que Guangdong. Bien que l’on ne puisse pas affirmer de causalité, il y a pourtant dans cet exemple un lien entre le retour des TMR dans leurs régions, où ils possèdent un capital social élevé, et l’augmentation d’une mobilisation politique.

2. La surcharge ouvrière, un obstacle à l’organisation politique

Toute action politique requiert aussi de l’engagement, et donc du temps disponible pour cet engagement. Néanmoins, outre leur isolement social, les TMR résidant dans les villes côtières manquent également du temps disponible nécessaire pour toute formation politique. En raison du système Hukou, ils sont moins bien payés que leurs homologues urbains, les forçant ainsi à prendre des heures additionnelles de travail. Selon une étude conduite par MIT, les TMR travaillent 58 heures par semaine, soit 15 heures de plus que les ouvriers locaux urbains. De plus, un rapport du conseil d’État met en évidence que 68 pour cent des TMR n’ont pas de journée de repos à la fin de la semaine. Face à de telles conditions, ces travailleurs sont dans l’incapacité de s’investir dans d’autres activités que la production, comme des rencontres politiques ou organisationnelles.

Des travailleurs chinois dormant sur leur lieu de travail. « Dormir au travail » de Chris. Sous licence CC BY-NC 2.0.

La relocalisation, force réductrice de la surcharge de travail  

Cependant, le retour de ces travailleurs dans les provinces de l’intérieur pourrait entraîner une réduction de leur charge de travail, leur permettant ainsi plus de liberté et de temps pour s’engager politiquement.

Ce retour pourrait stimuler leur affranchissement du système Hukou et donc simultanément les libérer de leur surcharge de travail. En revenant dans leurs provinces d’origine, ils perdent leur statut de migrant et ne sont donc plus discriminés : le système Hukou perd effet. Ainsi, sans discrimination sociale, la surcharge de travail conséquente n’est plus nécessaire, ouvrant la voie à un engagement politique potentiel.

Ce regain de temps est bel et bien ressenti par les travailleurs. Une enquête sur des TMR revenant à leur résidence d’origine de Chongqing montre que la majorité sont retournés afin de s’émanciper de la charge de travail en zone urbaine et pour retrouver le goût aux interactions sociales. Ils ressentent donc qu’un retour chez eux est essentiel pour contrer l’isolement et le manque de temps .

Affirmer la vie et non la mort : la relocalisation comme émancipation ouvrière

Cet isolement social doit en effet être surmonté, car il est le principal inhibiteur de tout mouvement politique. Les demandes d’un groupe sont prises en compte lorsque ce groupe est capable de faire sentir sa présence aux autres. N’est-ce pas là la raison des manifestations, qui paralysent l’ordre public pour se faire entendre? Organiser de tels événements requiert cependant une action commune d’intentions et d’intérêts.

En zone urbaine, les TMR ne sont capables d’agir qu’en niant leur propre existence. En raison de l’intensité de travail et de l’isolement social qu’ils subissent, il sont même poussés au suicide, comme en témoigne des cas à l’usine Foxconn en 2010. La seule manière de montrer leurs conditions de travail étouffantes était de mettre fin à leurs vies. Ceci était leur seule issue dans un contexte d’isolement social et de surcharge ouvrière, dépourvus de toute possibilité d’union ou de révolte.

Comme on a pu le voir, par la relocalisation rurale, les migrants retrouvent le contact social. Heureusement, l’affirmation de leur existence devient donc non pas une affirmation de la mort, mais plutôt de la vie. À la phrase, dite par un travailleur sur son blog après les suicides de Foxconn, « mourir est la seule façon d’affirmer qu’on a vécu », on pourrait désormais les entendre dire « s’organiser est la seule façon d’affirmer qu’on a vécu. » Regagner l’accès aux autres, c’est aussi regagner sa vie.

En couverture: Affiche de propagande de la République populaire de Chine montrant un travailleur industriel. « Travailleur…Chinois » de James Vaughan. Sous licence CC BY-NC-SA 2.0.

Édité par Joseph Abounohra