L’union fait la loi

L'Union européenne face aux enjeux du numérique

Les États-Unis ont pour un temps été les leaders de la gouvernance numérique internationale. Que ça soit avec l’arrivée d’internet, dont ils régulent les protocoles fondamentaux à travers l’ICANN, ou par leur influence auprès de l’Union internationale des télécommunications qui régissait à l’époque les systèmes de télégraphe. Depuis, un nouvel acteur mondial commence à peser dans les sujets de souveraineté et de politique numérique, puisque c’est l’Union européenne qui se retrouve en première ligne des grands combats digitaux d’aujourd’hui. 

Au-delà de ses frontières

Grâce aux réseaux mondiaux et aux lois du marché libéral, les décisions européennes entraînent indirectement des changements au niveau mondial. En effet, l’Union européenne représente d’après Bruno Maçães le « plus grand marché unique au monde ». De ce fait, il est presque impossible pour une entreprise étrangère d’ignorer les changements qui s’y opèrent, sous peine de se voir refuser l’accès au marché tout entier. Cela est particulièrement vrai en Asie, où les économies chinoise et indienne accordent une part de plus en plus importante aux échanges avec l’Europe. Mais si l’Union fait la loi par son poids économique, c’est aussi et surtout par la fermeté et la portée unique de ses lois qu’elle se distingue d’autres gouvernements et organisations internationales. Cette insistance législative s’explique d’ailleurs par la position fragile de l’Union européenne; dépendante des entreprises américaines et chinoises dans le domaine du numérique, elle n’a d’autres choix que de bien encadrer leurs opérations au travers, justement, de fortes régulations.

Puisque les « standards Européens sont presque toujours les plus strictes », les entreprises multinationales se standardisent inévitablement autour de ceux-ci. Cela induit de concert ces entreprises à faire pression sur leurs gouvernements respectifs afin d’éliminer la concurrence des entreprises domestiques échappant aux standards européens. C’est ainsi que l’Union facilite en théorie, et indirectement, un système global de politique numérique unique.

En 2013, Edward Snowden révélait au grand public la surveillance de masse des États-Unis, et relançait de plus belle les débats autour de l’usage des données et de la vie privée dans le monde du numérique. Photo de Mike Mozart sous licence CC BY 2.0.

L’exemple le plus concret de cette réalité reste la fameuse loi sur le règlement général de la protection des données (RGPD). Bien qu’elle se limite à protéger les données stockées en ligne des citoyens européens, les compagnies internationales se retrouvent de près ou de loin visées par ses attentes. En effet, la loi s’applique dès lors que du contenu cible des utilisateurs européens, que ca soit en terme de langues utilisées sur les sites, de système de nom de domaine, ou de contenu publicitaire adapté aux audiences européennes, entre autres. D’après Faitelson, par exemple, le simple fait d’afficher les prix dans une monnaie européenne lors de transactions en ligne pourrait imposer à l’entreprise le respect des exigences européennes.

Entre réussites et obstacles

Dans les faits, la souveraineté numérique de l’Union européenne est effectivement renforcée par cette posture de gouvernance numérique internationale. On le constate au travers des nombreuses victoires politico-juridiques ayant opposé les géants du numériques aux petits États de l’Union. Des États comme les Pays-Bas qui, individuellement, n’auraient jamais pu faire le poids face à Google comme ils ont pu le faire en 2021. Ayant jugé les pratiques de Google en termes de protection des données inadéquates, et armé du RGPD,les Pays-Bas ont ainsi réussi à collaborer avec le géant américain afin de modifier en conséquence ses méthodes de stockage l’année suivante. Ce qui fait la force de cette approche, c’est que les grandes entreprises reconnaissent désormais que si les Pays-Bas ou autre pays du bloc contestent leurs pratiques, c’est bien le marché européen tout entier qui est concerné, et qu’elles risqueraient de perdre.

Néanmoins, malgré ces succès, il est vrai que l’oligopole des entreprises GAFAM américaines dans le secteur reste intacte, ce qui maintient de réelles fissures en termes de souveraineté numérique. L’Union européenne dépend aussi du Chinois Huawei pour une grande partie de ses infrastructures de télécommunications. Dans un article de The Guardian, Georg Riekeles souligne également la mobilisation accrue des lobbies au sein de l’Union européenne, surtout à l’encontre des  initiatives sur les services et les marchés numériques en 2022. Il y dénonce la mainmise des GAFAMs sur plusieurs petites et moyennes entreprises (PME) qui constituaient la Coalition pour les publicités digitales des PMEs (CDA en anglais), opposés aux initiatives européennes. Initiatives qui permettent non seulement de mieux modérer les contenus à l’échelle de l’Union, mais aussi de réduire l’avantage concurrentiel de certaines grandes entreprises au sein du marché. Cela démontre d’ailleurs toute l’importance d’un système de politique numérique supranational.

Lors de son audience en 2019, Thierry Breton, désormais Commissaire européen au marché intérieur, avait désigné l’intelligence artificielle comme outil clef au développement de l’Union européenne et à la transformation numérique. Photo du Parlement Européen, sous licence CC BY 2.0.  

Perspectives en intelligence artificielle

En ce qui concerne la politique numérique autour des questions de l’intelligence artificielle, Benjamin Cedric Larsen nous dessine un portrait peu encourageant des perspectives mondiales. La Chine, et ce déjà depuis 2017, a en effet pu implémenter plusieurs lois régissant l’usage des ces technologies alors que les États-Unis restent fidèles à leurs approches de laisser-faire, et que l’Union européenne traîne du pied. Le parti communiste impose désormais, à travers ses provisions de modération, la promotion de ses valeurs, rejetant les notions d’extravagance ou de surconsommation ainsi que l’activisme politique pour ne citer que celles-ci. Face à cela, Larsen indique que l’Union européenne et les États-Unis forment une certaine alliance idéologique vis-à-vis du rôle des intelligences artificielles, promulguant plutôt les droits de l’homme.

Ayant compris les enjeux stratégiques et le pouvoir d’influence que représente la politique numérique, l’Union européenne cherche à rattraper la Chine dans le domaine de l’IA, voulant créer des standards internationaux liés aux intelligences artificielles; et ce par les mêmes procédés indirects et économiques cités plus tôt. C’est dans ce sens que la Commission Européenne a proposé en 2021 la Législation sur l’intelligence artificielle, prohibant notamment certaines pratiques (voir Titre II, article 5, page 45). Cependant, plusieurs défis doivent être pris en compte quand il en vient à cette quête, alors que l’intelligence artificielle reste parfois incomprise par le grand public. La définition des systèmes d’IA, par exemple, reste très large d’après la Législation (voir Titre 1, Article 3) et la proposition de loi est jugée trop rigide par rapport aux changements rapides qui peuvent s’opérer dans ce secteur.

L’Union européenne joue ainsi un rôle novateur critique dans l’émancipation et la protection numérique de ses citoyens. Elle semble avoir compris les enjeux stratégiques que représentent les données et systèmes numériques de ses citoyens face aux géants chinois et américains. Sa nature unique et son poids lui ont permis d’asseoir le droit numérique de ses citoyens, et pourraient bien définir les valeurs de l’intelligence artificielle de demain. Mais cette position de force est aussi le fruit d’un contexte unique, et les acquis d’aujourd’hui pourraient bien céder dans un scénario de confrontation avec les États-Unis.

Édité par Driss Zeghari

En couverture : Le parlement européen à Strasbourg. Photo de Guilhem Vellut, sous licence CC BY 2.0.