Manifestations en Haïti: le symbole d’un peuple qui ne cesse d’essayer de faire valoir sa légitimité

Le 7 février dernier, de violentes manifestations ont éclaté dans les rues de Port-au-Prince et dans d’autres communes haïtiennes. Ce mouvement populaire, rebaptisé « pays lock [bloqué] », s’est déroulé sur plus d’une semaine et fait écho à celui survenu en novembre dernier, ayant entraîné la mort de 11 individus. Plongeant le pays dans le chaos (voitures incendiées, magasins pillés, évadés de prison), ce mouvement a été déclenché par l’affaire de PetroCaribe et le #PetroCaribeChallenge: scandale dans lequel le gouvernement Haïtien est accusé d’avoir détourné des fonds d’aide au développement. Ce mouvement protestataire traduit un véritable ras-le-bol de la population envers une corruption permanente qui ne cesse de gangrener les institutions du pays.

De plus en plus visible, cette corruption renforce la colère des manifestants à l’égard du président Jovenel Moïse et de ses promesses de campagne qui se font attendre. En effet, depuis son arrivée au pouvoir en février 2017, les conditions de vie ne cessent de régresser à mesure que l’inflation augmente et que la gourde (monnaie locale) se dévalue. Les quelques dizaines de milliers de manifestants réclament donc la démission du président Moïse, qui rappelons-le, est arrivé au pouvoir suite à une procédure électorale débutée en octobre 2015 et minée de suspicions de fraudes. Cette élection a paralysé le pays pendant près de 2 ans. Malgré une victoire au premier tour avec 55,6% des voix, Jovenel Moïse n’a jamais joui d’une très grande légitimité: le taux de participation ne s’élevait qu’à 21%. Déclenchée au 2ème anniversaire de l’investiture du président, cette dernière vague de protestations reflète la colère d’un peuple à l’égard d’un gouvernement illégitime et corrompu.

Pneus brûlés lors des manifestations à Port-au-Prince en février 2019. Voice of America.

Ces manifestations violentes et récurrentes, constituent le symbole d’un peuple qui ne cesse de se battre pour faire valoir ses droits et libertés. Aimé Césaire, célèbre écrivain et politicien martiniquais a écrit: “Haïti où la Négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité” (cahier d’un retour au pays natal, 1939). Suite à une importante révolution qui dura plus d’une décennie, Haïti est devenue la première République noire libre en 1804. En s’émancipant ainsi des autorités coloniales françaises et en étant le premier pays à bannir l’esclavage, Haïti a acquis un statut symbolique sur la scène internationale.

Malgré cette indépendance précoce, la démocratie n’a été établie à Haïti qu’en 1986 suite à une insurrection de 4 ans qui a permis de mettre fin à la dynastie dictatoriale des Duvalier: “Papa Doc” et “Baby Doc” ont dirigé le pays d’une main de fer pendant plus de 30 ans. Ce régime excessivement répressif caractérisé par un culte de la personnalité proéminent et l’essor de la corruption (on estime que la moitié du budget  était détournée à des fins personnelles), a forcé près d’un demi million de personnes à l’exode. Les injustices sociales devenant de plus en plus flagrantes, l’Église catholique s’est elle-même mise à encadrer certains mouvements protestataires. Baby Doc, qui jusque là était appuyé par les États-Unis dans leur lutte contre le communisme, perd son soutien international et ne peut résister aux émeutes: il est contraint de quitter le palais pour s’exiler en France. Suite à son départ précipité, un conseil national de gouvernement duvaliériste rédige une nouvelle constitution et assure la transition démocratique.

Les premières élections démocratiques ont lieu en 1990 et portent au pouvoir le prêtre Jean Bertrand Aristide. Ses idées de gauche déplaisent toutefois à l’élite du pays, et moins d’un an après son investiture, l’armée lance un coup d’État. Ce putsch a forcé Aristide à s’exiler aux États-Unis, qui, avec l’organisation des États Américains (OEA), ont déclenché un blocus économique. Soutenu par les États-Unis et l’ONU, Aristide reprend les rênes du pouvoir en 1994 pour le quitter à nouveau en 1996. En 2000, Aristide est réélu président malgré une campagne boycottée par l’opposition et marquée par plusieurs assassinats politiques. Corruption, pauvreté, creusement des inégalités, et non-respect des valeurs démocratiques, le mécontentement de la population grandit et son mandat présidentiel sera finalement renversé par le peuple en 2004 avec le soutien de la communauté internationale.

Malgré une volonté évidente d’être dirigé par un gouvernement juste et représentatif, le peuple Haïtien peine à trouver une stabilité politique. Les causes de cette instabilité sont diverses et peuvent être attribuées à plusieurs facteurs, tels que le manque d’éducation. L’UNDP (l’organisation des nations unies pour le développement) estime que près de la moitié des Haïtiens de plus de 15 ans sont analphabètes. En plus d’un niveau d’éducation généralement bas, près de 85% des écoles sont privées et affichent des frais de scolarités bien trop élevés pour un pays où 59% de la population vie sous le seuil de pauvreté (en 2012). Ainsi, plus de 500 000 jeunes Haïtiens ne sont pas scolarisés et l’exploitation des enfants dans le domaine agricole constitue un frein à la stabilité politique tant recherchée.

Jovenel Moïse, président de la République d’Haïti depuis le 7 février 2017. JovansLorquet.

Les sévères catastrophes naturelles auxquelles le pays doit régulièrement faire face (tremblement de terre, inondations, ouragans) n’améliorent certainement pas la situation du pays. L’économiste Haïtien Kesner Pharel l’affirme: « les catastrophes naturelles ne suffisent pas […] nous créons notre propre désastre ». Peinant déjà à se remettre du séisme de 2010, l’Ouragan Matthew de 2016 qui a frappé Haïti en pleine épidémie de Choléra, a causé plus de 2 milliards de dollars de pertes et a plongé près de 1.4 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire. Par ailleurs, plusieurs sociologues argumentent que tant que le peuple aura faim, aucune sortie de crise ne sera possible. Seulement, si Haïti se trouve aujourd’hui dans cette position, c’est en partie en raison des politiques néolibérales adoptées au fil des ans pour satisfaire la communauté internationale; des politiques qui n’ont servi qu’à exacerber la pauvreté et stratifier la société. Institutionnalisée à tous les niveaux (ONG, entreprises, politiciens), la corruption ne bénéficie que quelques individus au pouvoir, et est néfaste pour tout un peuple. Empêchant le pays de se reconstruire elle est sans aucun doute un obstacle majeur à la croissance économique et donc à une éventuelle sortie de crise.

La fin de la pauvreté, revendication principale du peuple, semble donc impossible tant que le gouvernement se souciera davantage de son image face aux dirigeants internationaux et son enrichissement personnel, que du bien-être de tout un peuple. Le manque de ressources et d’éducation ne permet pas à la population de formuler une opposition suffisamment claire et puissante pour exprimer son mécontentement au travers des procédures démocratiques traditionnelles. Cependant, l’usage des réseaux sociaux a permis d’éveiller la conscience de certaines personnalités comme l’artiste Gessica Généus et ainsi donner de la voix à ce mouvement. Néanmoins, sans une réelle opposition politique et sans le soutien de la communauté internationale qui appelle au dialogue et dénonce des mouvements de violence qui n’ont « pas leur place dans le processus démocratique », il est difficile d’être optimiste en ce qui concerne le future du peuple Haïtien. En plus de revitaliser la colère des manifestants à force de décrédibiliser l’opposition en la qualifiant de « gangs armées et de trafiquants de drogue », Jovenel Moïse a affirmé qu’il ne démissionnera pas car une fin de mandat prématurée serait contraire à la constitution et non-démocratique.