Opinion | Roland Barthes et le structuralisme

Pour une relecture de « La mort de l'auteur »

Sainte-Beuve, un des fondateurs de la critique biographique. « Charles-Augustin Sainte-Beuve, French writer (1804-1869) » par Charles Albert d’Arnoux, sous licence CC-PD-Mark 4.0 et PD-US-expired.

Proposée d’abord par Aristote, la critique littéraire – qui a pour but d’étudier et d’interpréter la littérature – est, au XIXe siècle, contemporanéisée par l’écrivain et critique Charles-Augustin Sainte-Beuve. Par lui, la critique biographique est dès lors préconisée; adhérant à l’idée qu’une œuvre littéraire constitue le reflet de la vie de son écrivain, la critique sainte-beuvienne passe avant tout par l’auteur pour expliquer le sens d’un texte. Or, la critique biographique, extérieure au texte en ce qu’elle le passe en second plan, se trouve d’abord critiquée par Proust dans Contre Sainte-Beuve. Dans son essai, Proust accuse le critique d’une approche jugée simpliste en ce que celle-ci ignore la seule preuve tangible qu’un lecteur puisse avoir du sens d’un texte : ce que l’auteur y laisse, et non ce qu’il avait dans la tête au moment de l’écriture. Vers la seconde moitié du XXe siècle, Roland Barthes, dans La mort de l’auteur[1], dénonce cette forme de critique et devient le pionnier du structuralisme, une approche en théorie littéraire qui, sous une nouvelle forme, demeure appliquée aujourd’hui. Nous verrons en quoi (et pourquoi) l’importance misée sur l’approche structuraliste prévaut sur la critique psychologisante du XIXe siècle. Il sera question de « La mort de l’auteur », de sa reconfiguration actuelle sous la notion d’ethos et de la polémique universitaire que suscite un des plus grands enjeux auxquels la critique est toujours confrontée : à savoir, la dissociation (ou non) entre écrivain et narrateur.

Le structuralisme barthien 

L’approche structuraliste préconise une approche interne; il s’agit de l’étude du texte pour le texte, c’est-à-dire sans extrapolation possible de celui-ci. Dans La mort de l’auteur, Barthes déresponsabilise Balzac du constat offensant que sa nouvelle porte envers les femmes. « Qui parle ainsi? », dit-il, « Est-ce l’individu Balzac, pourvu par son expérience personnelle d’une philosophie de la femme? Est-ce l’auteur Balzac, professant des idées ‘‘littéraires’’ sur la féminité? Est-ce la sagesse universelle? La psychologie romantique? Il sera à tout jamais impossible de le savoir, pour la bonne raison que l’écriture est destruction de toute voix, de toute origine » (p. 61). La « destruction de toute voix », comme le dit Barthes, a lieu au moment où l’écriture est entamée. Il ne s’agit pas du propos de l’écrivain, mais du narrateur à travers lequel ce propos est véhiculé. Vladimir Nabokov, en publiant Lolita – un roman au « je » dans lequel un narrateur adulte espère assouvir ses désirs avec une fille de 13 ans – admet-il ses propres tendances pédophiles? Le lecteur n’en saura rien, car « le langage connaît un ‘‘sujet’’, non une ‘‘personne’’, et ce sujet, vide en dehors de l’énonciation même qui le définit, suffit à faire ‘‘tenir’’ le langage, c’est-à-dire à l’épuiser » (p. 63-64). C’est ce « sujet », l’alter-ego de l’auteur et non l’auteur, qui s’exprime en tant qu’entité à part.

Auteur, narrateur ou les deux ?

Or, quel serait exactement le danger d’entremêler auteur et narrateur? Si Sainte-Beuve était pour lire Sarrasine de Balzac ou Lolita de Nabokov, les deux écrivains seraient diffamés et accusés respectivement (par leur lectorat, sinon par Sainte-Beuve) de misogynie et de pédophilie. Cette analyse psychologisante de l’auteur, appliquée à l’entièreté des œuvres littéraires de l’Histoire, ouvre la brèche à une potentielle censure de la littérature. Le choix d’un écrivain de recourir à l’emploi de mots polémiques – dont le « mot en n », les termes « sauvage », « païute » et ainsi de suite – ou de présenter, comme l’a fait Nabokov, quelque histoire jugée outrageuse à la morale publique, devient contesté : l’épithète « raciste », « homophobe » ou « misogyne » apposée sur l’écrivain, le lecteur tient pour acquis le propos de ses œuvres à venir, et, par conséquent, se refuse à les lire ou tente d’oublier celles qu’il a lues. L’expression to judge a book by its cover devient littérale : en cessant de lire les récits des siècles passés, le lecteur se prive d’un vaste aperçu historique et littéraire d’idées dont le progrès des sociétés a bénéficié pour se façonner. La littérature présente ses idées non pas forcément en tant que vérités absolues, mais en tant qu’idées discutables, contestables et infiniment recyclables.

L’ethos en études littéraires contemporaines

Benoît Melançon, professeur de littérature à l’Université de Montréal. « Portrait de Benoît Melançon » par Théo Malo Melançon, sous licence CC BY-SA 4.0.

La notion d’ethos en critique littéraire actuelle peut être vue comme une réactualisation du structuralisme de Barthes. L’écrivain fait parler son ethos; c’est la persona qu’il revêt qui énonce et qui subit sa construction identitaire à travers la narration. C’est la façade de cette persona derrière laquelle se cache l’écrivain, et qui, une fois de plus, explique sa déresponsabilisation, pour la raison que le lecteur ne détient pas la preuve qu’un texte reflète forcément la personnalité ou la vie de son écrivain. Dans une chronique du Devoir, Benoît Melançon, professeur de littérature française à l’Université de Montréal, réfute un commentaire d’Emilie Nicolas – une ancienne élève de littérature – lors duquel elle reproche à Voltaire sa supposée négrophobie dans Candide ou l’Optimisme. En réponse à Emilie Nicolas, Melançon affirme que « [l]es propos des personnages et du narrateur ne reflètent pas nécessairement ceux de l’auteur. Ne pas tenir compte de cela, c’est ne pas tenir compte du fonctionnement même de la littérature ». Il serait impossible, dans l’œuvre de Voltaire, de déceler quelque attitude que ce soit chez l’écrivain; encore une fois, c’est le narrateur qui n’a pas la langue dans la poche. L’ethos constitue également un thème incontournable pour l’approche psychanalytique, qui, contrairement à la psychologisation de l’auteur, se veut une approche textuelle du narrateur et de son état mental. L’analyse du personnage se fait uniquement à travers les révélations du texte : figures de style, tonalité, rhétorique, énonciation, répétitions et procédés musicaux. Pour le structuralisme, la langue est triomphante, et, de ce fait, présage « la mort de l’auteur ».

Si, durant plusieurs décennies, le structuralisme semble avoir remédié au problème de l’auteur et de son texte, certains spécialistes de la narratologie, adhérant à l’approche barthienne, se trouvent déchirés en ce qui a trait à ce rapport binaire. Existe-t-il des formes littéraires qui rapprochent plus que d’autres l’écrivain de son œuvre? Peut-on revendiquer la mort de l’auteur lorsqu’il est question du récit de voyage ou de l’essai autobiographique, genres dans lesquels la présence de l’écrivain semble pourtant incontestable? L’utilité de la critique littéraire se trouve dans sa capacité de rendre compte d’une œuvre. Toujours en évolution et constamment retravaillée pour aspirer à une approche littéraire « juste », la critique permet aux sociétés une expérience enrichissante par rapport à la littérature, offrant les informations à partir desquelles un lecteur, inexpérimenté ou inattentif, s’instruit ou se divertit. Pour la majorité des genres littéraires, une chose reste sûre : l’intériorité du texte doit prévaloir sur son extériorité.

Édité par Maria Laura Chobadindegui

En couverture : Roland Barthes, chef de la critique structuraliste. « Roland Barthes 1969 », auteur anonyme, sous licence PD Sweden et PD-US.

[1] Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Manteia, no 5, 1968, p. 61-67.