Présidentielles tunisiennes: une révolution silencieuse ?

Suite au décès de l’ancien président Béji Caïd Essebsi, en juillet dernier, les Tunisiens du monde entier ont été appelés aux urnes le 15 Septembre pour le premier tour des élections présidentielles. Le scrutin ne représentait pas seulement un enjeu national: pour la seule démocratie du Maghreb, la transparence et la crédibilité du processus électoral étaient attendues par le monde entier.  Ainsi, tout en normalisant l’exercice électoral et en consolidant les institutions démocratiques, il a permis à la population d’exprimer son désarroi face au système actuel ainsi que de réitérer certaines demandes émises lors du soulèvement de 2011.

Parmi les 26 candidats, on retrouvait Abdelfattah Mourou: le premier membre du parti islamiste conservateur, Ennahdha, à se présenter aux présidentielles. Abdelkrim Zbidi, un candidat indépendant mais soutenu par le parti de l’ancien président, était aussi de la partie. Au coeur de son programme se trouvait une réforme constitutionnelle majeure ainsi que plusieurs aggiornamentos sociaux tels que l’abolition de la peine de mort, ou la décriminalisation de l’homosexualité. Youssef Chahed, premier ministre, figurait également parmi les favoris. Sa campagne électorale reposait essentiellement sur la lutte contre la corruption. 

Malgré la présence de ces personnalités politiques bien établies, ce sont Kaïs Saïed et Nabil Karoui, deux candidats qualifiés d’’’outsiders” qui ont créé la surprise en sortant vainqueur de ce premier tour avec respectivement 18,4% et 15,58% des voix. Comme l’a déclaré le politologue Larbi Chouikha, ces deux hommes ont “assené un camouflet cinglant aux partis du système”.

Photo de Kais Saeid prise en 2013. AlQalamTV TUNISIA.

Surnommé “Robocop” en raison de sa diction monotone et saccadée, Kaïs Saïed, 61 ans,  est un ancien professeur de droit, expert en affaires constitutionnelles. Il se fait connaître lors de la révolution, en 2011, en apparaissant régulièrement sur des plateaux télés pour émettre des critiques envers le gouvernement. Anti-système, il décide de mener sa campagne en solitaire, sans grandes assemblées mais plutôt en allant directement à la rencontre de la population et en multipliant le porte à porte. Son programme ultra-conservateur (contre la dépénalisation de l’homosexualité, contre l’égalité homme-femme dans l’héritage, pour la peine de mort…) lui a permis de puiser dans l’électorat traditionnel du parti islamist Ennahdha. Par ailleurs, ses propositions de réformes constitutionnelles ayant pour objectif de décentraliser le pouvoir ont séduit une bonne partie de la jeunesse, fatiguée de la corruption et des perspectives d’avenir stagnantes. 

Directeur du groupe publicitaire Karoui & Karoui et de la principale chaîne de télévision tunisienne, Nabil Karoui, 56 ans était déjà connu par la population. En prison depuis le 23 août pour fraude fiscale et blanchiment d’argent, le “Berlusconi tunisien” n’a pas pour autant freiné sa campagne électorale. En se qualifiant de “prisonnier politique”, il a su renforcer son image de candidat anti-système et accroître sa cote de popularité, tout en suscitant la colère de la population envers le gouvernement actuel. Les efforts de sa femme, Salwa Smaoui, ne sont pas à relativiser. Plaidant la cause de son mari emprisonné, elle a fait campagne à sa place, ce qui  a permis à ce dernier de ne pas chuter dans les sondages. Nabil Karoui, souvent qualifié de “populiste” par les médias, tant locaux qu’occidentaux, a fait de son slogan de campagne “Pays riche, peuple pauvre, je me porte candidat en comptant sur le soutien de Dieu”. A gauche de l’échiquier politique, la lutte contre la pauvreté est, sans surprise, au coeur de son programme. En utilisant de nombreuses associations caritatives et en multipliant les dons aux villages démunis, il a pu sécuriser les votes de la frange la plus pauvre de l’électorat tunisien. 

Portrait de Nabil Karoui, pris en 2009. Magharebia.

Les résultats de ce premier tour des élections présidentielles sont donc sans équivoque : les vieux démons de la révolution de 2011 sont encore loin d’avoir été oubliés. Berceau du “printemps arabe” et seule rescapée de ce vent de contestation populaire, la Tunisie est parvenue à se démocratiser mais les “institutions restent fragiles, inabouties, [et] nées d’un consensus réversible”. Avec un taux d’inflation avoisinant les 7% et un taux de chômage de 15%, les conditions de vie restent difficiles et contribuent à la désillusion de la population qui voit ses perspectives d’avenir s’amoindrir au fil des années. La détresse socio-économique des citoyens était déjà, en 2011, l’un des leviers de la vague de mouvements contestataires. L’échec flagrant des gouvernements précédents a conduit la population à se dresser une nouvelle fois contre le système en place. Ainsi, justice sociale, emploi et dignité demeurent des enjeux majeurs de la vie politique tunisienne et sont les fondements de cette “insurrection électorale”. 

Entre populisme de gauche et ultra-conservatisme, la Tunisie doit maintenant choisir entre deux candidats “outsiders” que tout oppose. Sans parti politique, Kais Saied ne pourra pas présenter de candidats aux élections législatives du 6 Octobre. Quant à Nabil Karoui, la Cour Suprême de Tunis a refusé sa remise en liberté. Le maintien de ce dernier en prison risque donc de créer une sérieuse impasse pour la justice tunisienne si il venait à remporter ces élections. Ainsi, quel que soit le résultat du deuxième tour prévu le 13 novembre, la scène politique tunisienne en sortira bouleversée: le vainqueur devra faire face à de nombreux défis pour satisfaire une population encore très fragmentée et désillusionnée. 

Edited by Anja Helliot