Rallier l’Ouest, ou comment tomber dans l’électoralisme

« Je vais toujours tenir tête contre des gens qui ne veulent pas prendre d’actions sur l’environnement, » affirmait encore Justin Trudeau à l’émission Tout le monde en parle le 6 octobre dernier. Depuis, bien sûr, beaucoup de choses ont changé. Plus particulièrement, les élections électorales fédérales du 21 octobre dernier ont recoloré la carte électorale de deux imposantes taches bleues. L’Ouest a voté massivement pour les conservateurs, alors que de nombreux Québécois ont envoyé des députés du Bloc québécois à Ottawa. N’ayant remporté qu’un gouvernement minoritaire, le Parti libéral est en position délicate et s’empresse de rassurer les régions qui ont voté pour ses adversaires. Après l’annonce des résultats, Trudeau indiquait avoir entendu « le message des Québécois » et « la frustration » de l’Ouest. Et les discours électoraux verts ont soudainement changé de couleur pour apaiser les provinces pétrolières des Prairies canadiennes. Effectivement, l’environnement risque de payer le prix de « l’unité nationale ». Une volatilité propre à une approche électoraliste qui met en lumière le médiocre état actuel de notre politique. 

undefined
Résultats aux élections électorales canadiennes de 2019. Image par Tholden28, sous licence CC BY-SA 4.0.

De vertes promesses

Les libéraux s’étaient décidément maquillés de vert pendant la campagne électorale. Le soir même de l’élection, Trudeau martelait que son gouvernement serait progressiste et poserait « des gestes forts » pour lutter contre la crise climatique. Au Québec, le discours était assurément environnemental. Trudeau a même affirmé que les Québécois sont « encore plus [préocuppés] que beaucoup d’autres Canadiens » par la lutte contre le changement climatique et que le gouvernement fédéral a besoin « de Québécois forts dans un gouvernement qui va lutter contre Doug Ford, contre Jason Kenney, contre les pétrolières. » La cause environnementale a également été utilisée à répétition pour discréditer les principaux adversaires des libéraux au Québec, soit les conservateurs et les bloquistes. Les libéraux indiquaient que ces premiers ne prendraient pas les mesures nécessaires pour l’environnement et qu’ils laisseraient les provinces contester la taxe carbone. Puis, ils affirmaient que les bloquistes, ne pouvant pas remporter le pouvoir, ne pourraient pas mener d’actions pancanadiennes pour le climat, et que voter pour la formation souverainiste serait donc gaspiller son vote plutôt qu’être « dans l’action ». 

Justin Trudeau, premier ministre du Canada

Également, un de ses candidats vedettes dans notre province était l’écologiste Steven Guilbeault, cofondateur d’Équiterre et ancien directeur de Greenpeace au Québec. En campagne dans la circonscription de Laurier-Sainte-Marie, Trudeau s’exclamait que l’expertise de Guilbeault permettrait de faire avancer non seulement le Canada, mais « la planète entière ». Bref, « toute la mise en marché politique du candidat Guilbeault » tournait autour son militantisme écologiste. Un message qui a d’ailleurs résonné chez les électeurs: Guilbeault a été élu sous la bannière du Parti libéral dans une circonscription qui a voté pour l’ex-chef bloquiste Duceppe pendant 30 ans, avant d’être emportée par la vague orange. 

C’est sans compter les diverses promesses faites par le parti, la plus marquante étant celle d’atteindre la carboneutralité en 2050 au Canada. Cette promesse s’accorde avec les nouveaux objectifs énoncés par divers pays, notamment ceux de l’Union européenne, lors du dernier Sommet des Nations Unies sur le climat en septembre. Un objectif très ambitieux, qui exigerait beaucoup d’efforts et de leadership politique de la part du gouvernement. Malheureusement, le gouvernement demeure vague quant aux mesures concrètes qui seraient prises pour réaliser cette promesse. Surtout que, pour l’instant, le pays est loin d’atteindre sa cible actuelle de réduction des gaz à effet de serre (GES) pour 2030. Un objectif de réduction de 30% par rapport au niveau de 2005… qui avait été fixé par les conservateurs de l’ère Harper. Karel Mayrand, de la Fondation David Suzuki, affirme qu’aboutir à la carboneutralité en 30 ans implique nécessairement « la fermeture graduelle de l’industrie pétrolière et gazière au Canada », une mesure qui ne plait pas aux Prairies canadiennes. 

Peinture lavable 

Il semble toutefois que la peinture verte qui recouvrait les libéraux le temps de la campagne électorale s’écaille. Ce n’est pas étonnant, compte tenu des résultats de l’élection, mais certainement inquiétant, particulièrement dans le cas d’un enjeu aussi critique que celui de l’environnement. N’oublions pas l’inquiétant dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). On annonçait d’abord que la planète avait intérêt à maintenir le réchauffement climatique en deçà de la barre de 1,5°C, et que cela impliquerait « des transitions rapides et radicales dans tous les domaines socio-économiques. » Le Secrétaire général de l’ONU a affirmé que le rapport du GIEC « constitue une sonnette d’alarme retentissante qui interpelle le monde. Il confirme que le changement climatique est plus rapide que nous et que le temps presse. »

Bien sûr, le Canada n’est pas à l’abri des changements climatiques. Si le status quo en matière d’environnement se maintient, de nombreuses régions en paieront le prix à moyen ou long terme. Le rapport indique que les changements climatiques en région arctique auront des effets négatifs « sur la sécurité alimentaire, les ressources en eau, la qualité de l’eau, les moyens de subsistance, la santé et le bien-être, les infrastructures, les transports, le tourisme et les loisirs, ainsi que sur la culture humaine, en particulier pour les peuples autochtones. » Or, l’arctique canadien compte pour 40% du territoire continental du pays et abrite plus de 100 000 personnes.  Puis, d’ici 2060, les inondations côtières seront annuellement au rendez-vous en Colombie-Britannique et aux Maritimes. L’Ouest sera aussi touché, et risque de voir sa disponibilité en eau perturbée. Le Canada doit agir contre les changements climatiques pour le futur de sa propre population. 

Le ton adopté par le Parti libéral post-élection est donc alarmant. Déjà, le gouvernement a laissé entendre qu’il pourrait réviser sa Loi sur l’évaluation environnementale (C-69), adoptée au premier mandat, et le projet de loi C-48. Quant à la loi C-69, elle a permis de « resserrer les évaluations environnementales pour les grands projets énergétiques », alors que C-48 vise à « réduire la portée du transport du pétrole brut le long de la côte nord de la Colombie-Britannique. » Ces deux lois agacent donc l’industrie pétrolière. Fait notoire: jusqu’à maintenant, Trudeau avait refusé sans relâche de modifier sa loi, ignorant à la fois les demandes déjà existantes de l’Alberta et de la Saskatchewan et les divers amendements proposés par les sénateurs conservateurs. Cette nouvelle souplesse de la part du gouvernement a fait réagir de nombreux acteurs, dont Geneviève Paul, directrice du Centre québécois du droit de l’environnement: « Il nous semble inacceptable de laisser entrevoir — même indirectement — la possibilité d’assouplir certaines dispositions de la loi C-69 sous prétexte que la réforme ne plaît pas à certaines provinces. » Un porte-parole de Greenpeace Canada a aussi rappelé au gouvernement que « ce ne sont pas les pétrolières qui votent lors des élections. »

Steven Guilbeault, nouveau ministre du Patrimoine. Photo prise par Asclepias, sous licence CC BY-SA 4.0.

D’autres décisions du gouvernement Trudeau ont déjà attisé la colère des écologistes, dont la place accordée au sein du cabinet au ministre Guilbeault. Bien que l’environnement avait été au coeur du marketing électoral de ce candidat, il a été nommé au… Ministère du Patrimoine. « On n’est même pas capable de nommer un écologiste au ministère de l’Environnement  », souligne Karel Mayrand, remettant en question le futur leadership de ce gouvernement en matière d’environnement. Jonathan Wilkinson est tout de même un choix sensé: il a été secrétaire parlementaire à l’Environnement pendant trois ans et a acquis de l’expérience en tant que ministre au ministère des Pêches et des Océans. Ainsi, le Parti vert « salue » sa nomination, mais insiste tout de même que Guilbeault aurait été « le choix naturel. » Surtout, de nombreux observateurs indiquent que Trudeau a par cette décision inattendue tenté de calmer l’Ouest. 

Certes, il est de la responsabilité du gouvernement fédéral de s’attarder aux particularités des différentes provinces et de les représenter. Toutefois, ce que l’Ouest et le reste de l’humanité nécessitent, ce n’est pas une augmentation ou continuation de l’exploitation du pétrole, mais bien une restructuration de l’économie, qui permettra de diminuer l’importance de l’or noir dans la région (en Alberta, par exemple, les énergies fossiles et les minent représente plus du quart de l’économie) et de lutter contre les changements climatiques. D’autant plus que 96% des réserves pétrolières canadiennes se trouvent dans les sables bitumineux et que ceux-ci « représentaient 64 % de la production canadienne de pétrole en 2018 ». Il s’agit pourtant d’un des pétroles les plus polluants au monde: un classement réalisé par l’Institut de recherche ARC Energy situe les sables bitumineux de l’Alberta au troisième rang de plus polluants, sur 75 sources de pétrole à travers le monde. Ce pétrole génère « 24 % de gaz à effet de serre de plus que la moyenne du pétrole raffiné aux États-Unis. » 

Les sables bitumineux sont également très coûteux à exploiter, et donc moins rentables que bien d’autres sources de pétrole à l’international. L’avenir financier de l’or noir de l’Ouest n’est pas rose, surtout depuis que les États-Unis ont « opéré un retour en force sur le marché » grâce au schiste. Le marché américain, qui était la première destination d’exportation du pétrole canadien, est maintenant le « premier concurrent » de l’Ouest. Puis, le facteur environnemental commence à avoir de l’importance même dans le monde de l’énergie fossile: le classement de l’Institut de recherche ARC Energy mentionné précédemment n’est pas destiné au public, aux activistes ou aux décideurs, mais aux investisseurs. C’est simple: les sources moins polluantes auront « un avantage comparativement à leurs pairs qui génèrent plus de CO2. Parce qu’ils attireront plus d’investisseurs. » Les sables bitumineux ne feront alors pas le poids.

Une usine de l’entreprise Syncrude Canada Ltd. aux sables bitumineux d’Athabasca, en Alberta. Photo prise par The Interior, sous licence CC BY-SA 3.0.

Une politique vide de sens 

Pétrole peu rentable, futur financier encore plus sombre, crise climatique… Il n’y a aucune sens à adoucir le ton quant à la lutte aux changements climatiques. Il n’est pas dans l’intérêt des Canadiens – et du reste de la planète – de ralentir la lutte au réchauffement planétaire ou de continuer de soutenir l’exploitation des énergies fossiles. Il n’est pas non plus dans l’intérêt des provinces de l’Ouest de continuer à structurer leurs économies entières sur cette ressource polluante, coûteuse et de moins en moins populaire. D’une part, on pourrait espérer que le gouvernement élu respecterait les engagements publicisés en campagne: c’est pour ceux-ci que les électeurs ont voté. D’autre part, on pourrait s’attendre à ce qu’il sache faire preuve de vision à long terme et à être porteur de projets d’avenir, encourageant donc la diversification des économies des Prairies et les mesures écologistes à travers la nation. Si on se fit au changement de ton des dernières semaines, ça ne paraît pourtant pas être le cas. 

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois. Photo prise par Mariannlï, sous licence CC BY 2.0

Le Parti libéral semble donc s’être embarqué dans une dérive électoraliste sous le prétexte d’unifier le pays. Déjà, on peut remettre en question les peurs d’être face à un « Canada divisé ». Le but d’une démocratie n’est certainement pas que toutes les régions votent perpétuellement en synchronisation pour le même parti: autrement, les processus électoraux seraient complètement inutiles. Il est bien normal que le Canada, étant un pays si vaste et diversifié, ait des intérêts qui varient fortement d’un océan à l’autre. Que l’Ouest ait voté pour les conservateurs ne signifie pas qu’ils « divisent » le pays (bien sûr, quelques personnes ont décidé que l’Ouest avait besoin d’un mouvement Wexit pour quitter le Canada, mais c’est un infime minorité). Cela signifie tout simplement que les conservateurs s’accordent davantage avec leurs intérêts économiques. On pourrait craindre un peu plus l’élan bloquiste au Québec. Après tout, ce parti est souverainiste (voilà une vraie « division »!) et le Québec a certainement un historique de réaction forte lorsque ses intérêts sont défiés. Toutefois, malgré le ton indépendantiste de quelques discours du chef Yves-François Blanchet, le Bloc a orienté sa campagne vers le nationalisme de la Coalition Avenir Québec, le parti au pouvoir au provincial. Ainsi, le Québec et l’Ouest ont voté en fonction de leurs intérêts ou visions régionales: cela n’est pas de la division, c’est le résultat de la pluralité démocratique. 

Andrew Scheer, chef du Parti conservateur lors de l’élection de 2019

Si l’Ouest vote conservateur, c’est pour faire valoir ses intérêts et son mécontentement: ce n’est pas pour que le Parti libéral, qui est déjà en déficit par rapport à divers objectifs écologistes, se rapproche du programme conservateur. Voici une parfaite façon pour les libéraux de mettre en colère autant leurs supporteurs que leurs adversaires. Les partis politiques devraient être des points de rassemblement idéologique, permettant aux électeurs d’orienter leur vote selon leurs convictions. En laissant entendre qu’il est prêt à sacrifier ses mesures environnementales pour apaiser l’Ouest pétrolier, le Parti libéral tente de sauvegarder sa place au pouvoir pour la prochaine élection. En effet, ayant perdu des sièges et n’ayant pas gagné le vote populaire, sa position est délicate. Après tout, l’histoire de la politique canadienne est surtout l’histoire d’un aller-retour perpétuel entre conservateurs et libéraux. Mais le Parti conservateur et le Parti libéral sont deux partis distincts pour une raison: parce qu’ils représentent différentes idées, et c’est ainsi distincts qu’ils devraient demeurer. Si le Parti libéral modifie son approche environnementale, il n’aura pas seulement trahi sa base électorale, mais le futur des provinces de l’Ouest: miser sur le pétrole, c’est assassiner son futur. 

Malheureusement, une telle situation en dit long sur l’état actuel de notre politique. Nous pouvons imaginer une politique honnête, qui véhiculerait des idées, respecterait le mandat accordé par son peuple lors des élections et s’affirmerait pour des projets de société, plutôt que de sacrifier ses idées en fonction des fluctuation du vote. Tout de même, peut-être que les nombreuses voix mécontentes qui se sont élevées face à ce changement de ton mèneront le Parti libéral à repenser son coup. Puis, le Premier ministre peut également se douter que de telles mesures risquent d’aliéner d’autres sections de sa base électorale plutôt que d’unifier la patrie… Notamment le Québec, qui s’est déjà distancié d’Ottawa.

Featured image “170923-D-DB155-045” prise par DoD News, sous licence CC BY 2.0.

Edité par Paloma Baumgartner