Réforme de la Moudawana au Maroc : reflet d’une nation tiraillée
Au Maroc, un clivage profond sépare les modernistes des conservateurs, une division qui transcende la société marocaine. Parmi les exemples les plus parlants de cette dichotomie, explorer la Moudawana, ou « le code de la famille », s’impose.
La Moudawana est l’ensemble de lois qui établissent les principes juridiques régissant les relations familiales au Maroc. Ce code couvre, entre autres, divers aspects de la vie familiale marocaine, y compris le mariage, le divorce, la tutelle, l’adoption, et d’autres éléments relatifs à la structure familiale. Bien qu’elle soit un exemple spécifique, le clivage portant sur la Moudawana reflète une réalité plus large, celle d’une nation tiraillée entre progrès et tradition.
L’importance de la réforme de la Moudawana en 2004
Jusqu’au début du 21e siècle, le cadre juridique de la Moudawana, basé sur une interprétation traditionnelle de la loi islamique, était fortement critiqué pour son traitement inégal des femmes. Or, en 2004, la Moudawana connaît une réforme significative, marquant un tournant dans l’histoire contemporaine du Maroc. Elle a été saluée comme une avancée majeure dans la défense des droits de l’Homme, et en particulier des droits des femmes.
La reforme de 2004 a augmenté la garantie des droits des femmes et a promu l’égalité des sexes à travers plusieurs mesures clés, telles que l’interdiction de la polygamie sans le consentement de la première épouse, l’augmentation de l’âge minimum du mariage pour les femmes, la reconnaissance du droit à la demande de divorce par les femmes, ou encore l’instauration de la garde partagée des enfants en cas de divorce.
Néanmoins, le franc succès de cette réforme est également attribuable à son adhérence aux principes religieux. Bien que le roi Mohammed VI, au règne depuis 1999, manifeste clairement son engagement pour l’égalité entre les femmes et les hommes, cette approche innovante reste alignée avec son respect pour les traditions et la culture islamique. À titre d’exemple, dans l’Islam, la polygamie est autorisée, mais avec des conditions strictes de justice et d’équité entre les épouses. Ainsi, la réforme de 2004 a innové en exigeant le consentement explicite de la première épouse avant de permettre une seconde union, en accord avec l’esprit de justice prôné par l’Islam, tout en reconnaissant et en protégeant les droits des femmes dans le mariage.
La nécessité d’une nouvelle réforme en 2024
Avec l’évolution de la société marocaine, des revendications plus poussées ont progressivement émergé et ont gagné en intensité au fil du temps. Ces revendications se sont manifestées de plusieurs manières: mobilisations sociales, réseaux sociaux, dialogue public et débats… Par exemple, la page Instagram « Kif Mama Kif Baba », qui se traduit par « comme maman, comme papa », publie chaque jour une série de témoignages qui exposent en détail les problèmes actuels et les mesures requises. Parmi elles, l’interdiction totale du mariage des mineurs, l’égalité des droits dans l’héritage, et l’abolition complète de la polygamie.
Ces demandes sont également soutenues par le mouvement féministe Hiya (Elle), qui insiste particulièrement sur l’élimination de toute autorisation judiciaire pour le mariage des mineurs et propose de pénaliser toute personne participant au mariage d’une mineure. En effet, malgré l’interdiction formelle du mariage des mineurs dans la version présente du Code de la famille de 2004, cette pratique persiste. Le texte actuel permet aux juges, via ses articles 19 et 20, d’autoriser de telles unions sous certaines conditions. En conséquence, plus de 13 000 exceptions ont été accordées, d’après les dernières statistiques officielles de 2020. Ces revendications dépassent largement celles qui ont eu lieu en 2004, soulignant les limites de la réforme de la Moudawana de 2004 dans un contexte social en constante évolution.
Depuis la fin du mandat du gouvernement islamiste, au pouvoir entre 2011 et 2021, et l’arrivée du gouvernement d’Aziz Akhannouch, président du parti Rassemblement national des indépendants (RNI) en septembre 2021, une nouvelle réforme de la Moudawana est d’autant plus devenue un sujet central des discussions publiques. Fin juillet 2022, lors de la fête du trône, le roi Mohammed VI a mis l’accent sur les droits des femmes dans son discours, appelant à une réforme du Code de la famille afin d’instaurer une plus grande égalité entre les sexes. Dans le même sens, le 26 septembre 2023, ce dernier a fixé un délai de six mois au gouvernement pour apporter les modifications nécessaires.
Un clivage au sein de la société marocaine
Néanmoins, la nouvelle réforme de la Moudawana est le reflet d’une lutte plus large, illustrant le fossé entre les forces progressistes et les éléments conservateurs de la société. Parmi les mesures qui divisent le plus : l’égalité des droits successoraux. En effet, le système successoral marocain est principalement régi par les principes de la charia (loi islamique). Selon ces principes, les héritières femmes reçoivent généralement une part inférieure à celle des héritiers hommes. Dans le cas de frères et sœurs par exemple, un frère reçoit une part équivalente à celle de deux sœurs.
D’un côté, des figures comme Abdelilah Benkirane, secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD), avec leur opposition ferme à l’égalité successorale au nom de la conformité aux textes sacrés, représentent une résistance conservatrice. En février 2023, le PJD diffuse notamment un communiqué, dans lequel il qualifie les revendications pour l’égalité comme « menace pour la stabilité nationale », estimant qu’elles pourraient « affaiblir l’un des piliers de la paix sociale et familiale ».
À l’opposé, les partis progressistes, les défenseurs des droits humains et les associations féministes se mobilisent activement pour soutenir la révision de la Moudawana de 2004. Ils œuvrent également pour contrer les arguments conservateurs. Leur plaidoyer pour l’égalité successorale et d’autres réformes vise à remettre en question les structures traditionnelles et à promouvoir une interprétation des textes sacrés qui soit en phase avec les réalités contemporaines. En effet, ces derniers arguent que les conditions socio-économiques actuelles diffèrent de celles qui prévalaient à l’époque de la formation de la loi islamique.
Dans ce contexte, le concept d’ijtihad (l’effort d’interprétation juridique en Islam) revêt une importance curciale. L’ijtihad permet aux érudits d’interpréter les textes sacrés pour répondre aux nouvelles réalités et défis de la société contemporaine. Cette approche est particulièrement pertinente dans le cas de la Moudawana, où les questions de genre, de droits de la famille et d’égalité entre les sexes demandent parfois une lecture actualisée des enseignements islamiques. L’utilisation de l’ijtihad permet alors d’aborder les textes sacrés avec une perspective plus contemporaine, en tenant compte des évolutions socio-économiques et culturelles.
Seulement, si les modernistes soutiennent l’utilisation de l’ijtihad comme un outil pour adapter les lois islamiques aux réalités contemporaines, les conservateurs sont souvent plus réticents à l’idée d’utiliser l’ijtihad, craignant que cela ne mène à une dilution des principes islamiques traditionnels.
Une telle division met en lumière les défis auxquels le Maroc est confronté alors qu’il tente de naviguer entre le respect des traditions et son aspiration à une société plus progressiste et inclusive. Cette lutte idéologique va au-delà des simples questions juridiques ; elle touche aux enjeux fondamentaux de l’identité marocaine, ainsi que la direction de sa société. Elle est révélatrice de la complexité des transitions sociétales et politiques dans un contexte où les valeurs traditionnelles et modernes se heurtent : la recherche d’un terrain d’entente s’avère difficile.
Dans un tel contexte, des progrès significatifs sur des questions telles que la réforme de la Moudawana peuvent nécessiter de nouvelles alliances, de nouveaux récits et des approches novatrices en matière de mobilisation et de plaidoyer.
Édité par Adèle Bard
En couverture: Casablanca, capitale économique du Maroc, et la mosquée Hassan II. Image de SpreeTom sous licence CC BY-SA 4.0 DEED.