Taxe GAFA : un projet aux allures de fables

« Ne faut-il que délibérer,
La cour en conseillers foisonne ;
Est-il besoin d’exécuter,
L’on ne rencontre plus personne. »
Jean de La Fontaine : Le Conseil tenu par les Rats

 

          Telle est la morale de cette fable dans laquelle des rats, décimés par le chat Rodilardus, décident d’un commun accord qu’il suffirait d’attacher un grelot au cou du matou pour pouvoir s’enfuir en l’entendant venir. Cette heureuse solution, simple et peu coûteuse, se renverse vite en révélation d’impuissance : chacun se dérobe quand il s’agit de désigner qui ira attacher le grelot !

La Commission Européenne, en Conseil des Rats ?

           Ceci n’est pas sans rappeler les atermoiements du projet européen de taxation des géants du numérique…

 En effet, après quelques mois de négociations pourtant prometteuses, le projet de loi est définitivement enterré le 12 mars dernier, l’application concrète de la directive proposée faisant peur à bien des pays membres. Parmi ceux-ci, les pays scandinaves craignent de potentielles rétorsions commerciales, notamment de la part des Etats-Unis. L’Irlande et le Luxembourg, quant à eux,  redoutent qu’une taxe européenne ne provoque le déménagement des sièges européens des GAFA qu’ils accueillent sur leur territoire, entraînant la perte non négligeable d’emplois et de bénéfices. Ces deux Etats profitent de l’absence d’harmonisation fiscale au sein de l’UE pour offrir des taux d’imposition plus qu’avantageux aux multinationales 2.0. Car au delà de leur caractère innovant et international, ces entreprises du numérique sont aussi des moteurs de l’économie locale – bref le graal. Jeff Bezos ne répète-t-il pas à, qui veut l’entendre – et l’accueillir – que chaque dollar investi à Seattle pour son nouveau QG a déjà généré 1,4 dollar de retombées pour la ville ? 

Jeff Bezos, Amazon CEO

Mais pour d’autres, attirer ces champions peut au contraire s’avérer ruineux. L’organisation à but non lucratif Good Job First a regardé de près plus de 300 accords passés entre l’e-marchand et les Etats ou villes qui ont choisi d’accueillir ses centres de traitement et ses entrepôts. Elle y a observé les effets secondaires significatifs de l’implantation d’Amazon : disparition de PME locales, la gentrification et augmentation des loyers dans les zones d’accueil, et la destruction d’emplois pour les moins qualifiés. En fin de compte, chaque emploi créé par ces entreprises hyper puissantes coûterait en moyenne 658 000 dollars aux Etats concernés.

Le débat n’est pas tranché, mais les risques identifiés par les uns et les autres expliquent le peu d’entrain de nombreux pays de l’UE qui, tels les rats de la fable, se dérobent quand il s’agit de passer à l’action. C’est précisément ce qu’a regretté Bruno Le Maire au micro de France Inter juste avant de se rendre au sommet du G7 le 17 juillet dernier : « ce sera toujours la même chose : on aura des Etats qui pratiquent le dumping fiscal en Europe qui s’opposeront à cette taxation ». Convaincre les paradis fiscaux (ne mâchons pas nos mots) n’étant pas tâche facile, le locataire de Bercy va jusqu’à envisager une révision du fonctionnement même de l’Union, pour que les décisions fiscales de ce type ne soient plus prises à l’unanimité mais à la majorité qualifiée

La France : un rat plus courageux ?

Dans la lignée des propos audacieux tenus par son ministre des finances, le gouvernement français ne s’est pas attardé davantage sur l’échec du projet européen et a bel et bien fait passer une loi de taxation du numérique « made in France » – bien que largement inspirée de la proposition de directive de la Commission européenne. 

Promulguée le 24 juillet dernier, la loi portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés instaure une taxe de 3% sur le chiffre d’affaires numérique réalisé en France – le chiffre d’affaires ne pouvant être dérouté vers un paradis fiscal contrairement aux bénéfices, facilement transférables à l’étranger. La taxe concerne les recettes tirées des « prestations de ciblage publicitaire qui s’appuient sur les données collectées auprès des internautes », de la « mise à disposition d’un service de mise en relation entre internautes » et de la « vente des données utilisateurs à des fins publicitaires ». 

Ces activités lucratives sont difficilement imposables aujourd’hui dans la mesure où le système de taxation actuel repose, entre autres, sur les notions d’« établissement stable » et de « présence physique significative » – concepts que l’évolution de l’économie numérique a fait voler en éclats. D’après la Commission Européenne, les multinationales du numérique sont sous-imposées alors qu’elles engrangent des bénéfices colossaux sur le vieux continent. Elles paieraient en moyenne 9% d’impôts dans l’Union européenne contre 23% pour le reste de l’économie.

L’idée est donc de taxer les entreprises dans le pays où l’activité a été réalisée (et non plus dans le seul pays d’accueil du siège social). En d’autres termes, il s’agit « d’inventer la fiscalité du XXIème siècle » tout en assurant un minimum d’équité fiscale.

La taxe ne s’applique qu’aux entreprises dont le « chiffre d’affaire numérique » excède 750 millions d’euros au niveau mondial et 25 millions d’euros en France. L’objectif étant de ne pas étrangler les start-up en pleine croissance. Une trentaine d’entreprises seront ainsi taxées : les GAFA mais aussi des entreprises chinoises, allemandes, anglaises, espagnoles, et françaises. Paris espère engranger ainsi 400m d’euros en 2019 et 650m en 2020, maigre butin qui ne représente que 0.13% des recettes fiscales de 2018.

Apple Store de Shanghai

La position française n’en paraît que plus courageuse et semble contredire la morale de La Fontaine. Il faut dire également, que la France espère donner l’exemple et rappelle que la loi instaurée n’est que provisoire et sera abolie lorsqu’un système plus solide sera mis en place par l’OCDE.

… ou le rat d’une autre fable ?     

D’aucuns compareraient plutôt la France au rat, moins courageux mais plus prétentieux, de la fable Le rat et l’Eléphant. La Fontaine y décrit un rat qui, voyant passer un éléphant, prétend valoir autant que lui, avant qu’un chat ne le ramène, un peu brutalement, à la raison. Le fabuliste y fait le constat suivant: 

« Se croire un personnage est fort commun en France.
On y fait l’homme d’importance,
Et l’on n’est souvent qu’un bourgeois :
C’est proprement le mal françois. »

Compte tenu de la (toute-)puissance des entreprises ciblées par la loi française, on pourrait en effet penser que le gouvernement s’est laissé aveugler par son ambition et se retrouve pris à son propre piège. 

Les détracteurs du projet estiment que par le biais de cette taxe, la « start-up nation » d’Emmanuel Macron a signé son arrêt de mort, rendant le territoire encore plus hostile aux entreprises high-tech  étrangères, et ne devrait pas tarder à subir d’importantes représailles commerciales. 

L’Etat américain pourrait mettre à exécution ses menaces de sanctions : il en a l’instrument juridique nécessaire – la section 301 du Trade Act de 1974 – et la volonté politique.

En témoigne le tweet du président Trump, manifestement peu porté sur les négociations diplomatiques:

« La France vient d’imposer une taxe du numérique à nos grandes entreprises technologiques américaines. Si quelqu’un devait les taxer, cela devrait être leur pays d’origine, les Etats-Unis. Nous annoncerons bientôt une action réciproque substantielle après la stupidité de Macron. J’ai toujours dit que le vin américain était meilleur que le vin français ! »

Tel le chat dévorant le rat arrogant, Trump projette de taxer les vins français en retour (tout un symbole) – à moins qu’il ne s’agisse là encore d’une énième  illustration de son mode opératoire politique : la menace et l’insulte avant la concession.

Les motivations du gouvernement français ne sont peut-être pas aussi nobles qu’il n’y paraît et pourraient relever d’un certain orgueil à la française. Ce qui est certain c’est qu’il ne s’agit pas du casse du siècle et, en cette période troublée en France, la promulgation d’une loi populaire qui s’attaque aux multinationales du numérique, montrées du doigt par les gilets jaunes, relève plus de la manoeuvre politique.

Quoi qu’il en soit, cette initiative, présentée comme un palliatif provisoire, dans l’attente d’une réforme plus profonde de la fiscalité internationale, ne peut qu’accélérer le projet BEPS. Or, c’est bien ce projet réalisé sous l’égide de l’OCDE et du G20 qui semble le seul capable de créer un ensemble unique de règles faisant l’objet d’un consensus pour relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique.

 

Edited by Salomé Moatti