Un rêve européen en suspens pour les Balkans

Alors que le Brexit monopolise l’actualité Européenne, l’éventuel élargissement de l’Union Européenne à l’Albanie et à la Macédoine du Nord présente un nouveau défi pour le Vieux Continent. Le débat reste cependant en suspens car le président français vient de s’opposer à l’ouverture des négociations d’adhésion, déclenchant l’incompréhension de ses pairs européens qui craignent des répercussions sur l’ensemble du bloc.

Albanie et Macédoine du Nord: petits pays aux grands enjeux

C’est en 2013 que la Croatie ouvre la voie aux pays des Balkans en devenant le 28ème état membre de l’Union Européenne. La Serbie et le Monténégro sont depuis entrés en négociations mais, pour l’Albanie et la Macédoine du Nord, le chemin Européen paraît encore incertain.

En ce qui concerne la Macédoine du Nord, la France est le seul membre qui s’oppose catégoriquement aux négociations d’adhésion. Pourtant, ce petit pays de 2,1 millions d’habitants, candidat depuis 2005, s’est démarqué ces dernières années par l’ampleur de ses réformes visant à se hisser au niveau des critères européens. Dans son dernier rapport, la Commission européenne reconnaît à la Macédoine des avancées majeures en terme de démocratie, d’état de droit, de lutte contre la corruption et les crimes organisés, de droits des minorités et de transparence. Mais, c’est surtout dans les domaines politiques et diplomatiques que le pays se distingue, avec la résolution du dernier écueil concernant son appellation en juin 2018. En effet, en signant l’accord de Prespa avec la Grèce – visant à renommer la “République de Macédoine” en “République de Macédoine du Nord” – le pays a mis un terme à 27 ans de conflit avec son voisin européen.

Signature de l’accord de Prespa entre la Grèce et la Macédoine du Nord. [Domaine public]
Dans le cas de l’Albanie, candidat depuis 2014, la réticence de la France est partagée par le Danemark et les Pays-Bas. Pourtant, une fois encore, le rapport de la Commission européenne se veut encourageant: il reconnaît les progrès de l’Albanie dans de nombreux domaines, tels que dans l’état de droit avec une réforme majeure de son système judiciaire. Par ailleurs, le rapport souligne des avancées diplomatiques essentielles avec le sommet de Sofia en 2018 où le pays s’est engagé au maintien de bonnes relations avec ses pays voisins, ou encore avec une légère amélioration concernant la lutte contre les crimes organisés rongeant le pays. Seulement, la candidature de l’Albanie a été fortement affaiblie par les “printemps balkaniques” en mars dernier où des manifestations de grande ampleur ont violemment condamné le gouvernement, ses dérives autoritaires, sa corruption latente et le manque de liberté d’expression.

Quels bénéfices pour l’Europe ?

La Commission européenne, garante des propositions législatives au sein des institutions européennes, se veut optimiste envers ces candidatures, consciente notamment du partenariat économique prometteur avec les pays des Balkans. Avec 18 millions de consommateurs au total, dont 5 millions entre l’Albanie et la Macédoine du Nord, les Balkans représentent un marché en plein développement pour l’Europe. Les échanges commerciaux entre les Balkans et l’Europe s’élevaient d’ailleurs à 54 milliards d’euros en 2018, faisant de l’Europe le partenaire commercial le plus important dans la région.

La Commission européenne perçoit également cet élargissement comme une opportunité pour l’Europe d’étendre son influence, d’approfondir la coopération avec ses partenaires et de pacifier cette région dans laquelle le souvenir des guerres de Yougoslavie est encore sensible.

Pourquoi un tel refus de la part de la France?

Pour Maria Popova, directrice du centre Jean-Monnet et professeure à l’université de McGill, le choix d’Emmanuel Macron n’est pas sans rappeler la position de François Mitterrand, Européen convaincu mais qui, suite à la chute du mur de Berlin, souhaitait davantage l’approfondissement des bases européennes plutôt qu’un élargissement.

Emmanuel Macron s’exprimant sur son refus vis-à-vis de l’Albanie et de la Macédoine du Nord

Deux arguments majeurs soutiennent la position d’Emmanuel Macron. Dans un premier temps, le président Français estime que les deux pays candidats ne présentent pas encore de garanties suffisantes pour être considérés comme des candidats sérieux à l’Union Européenne. De ce fait, l’Albanie et la Macédoine du Nord, malgré leurs efforts considérables, ne correspondent pas encore aux critères de Copenhague fixés par l’UE. De plus, dans une Europe fragilisée par un Brexit à l’issue encore incertaine et par la montée des mouvements nationalistes d’extrême-droite, Emmanuel Macron souhaite avant tout réformer l’Union Européenne en s’attaquant au processus d’élargissement, le jugeant « trop bureaucratique » et « inadapté ».

Enfin, Maria Popova souligne le fait que ce positionnement français s’enracine dans la politique interne du pays, notamment sur le sujet de l’immigration. Avec une plus grande ouverture des frontières prévu à long terme, le président français craint une augmentation du flux migratoire provenant d’Albanie se qualifiant déjà comme deuxième pays demandeur d’asile en France. Ainsi, selon Maria Popova, la situation à laquelle Emmanuel Macron a été confronté correspond à la célèbre théorie du “jeu à deux niveaux” imaginé par R. Putnam dans laquelle le contexte national et international, font pression sur le gouvernement. Lorsque les intérêts nationaux et internationaux sont en désaccord, le leader fait alors face à un dilemme. Dans le cas de la France, Emmanuel Macron s’est – pour l’heure – rangé en faveur des intérêts intérieurs.

Ainsi, alors que les diplomates européens sont convaincus que ces négociations apporteront un nouvel élan à l’Europe, Emmanuel Macron lui, peine à croire que cet élargissement sera le ciment des divisions actuelles et justifie son positionnement aussi bien à l’échelle de l’Europe que domestiquement.

Quels impacts pour l’Europe et pour les pays des Balkans ?

Malgré des craintes légitimes de la part de la France, c’est l’intégrité du Vieux Continent qui est affectée. En effet, Maria Popova estime que c’est l’identité propre de l’Europe qui est remise en question car avec des institutions européennes qui prônent et encouragent l’élargissement, ce véto de la France met à mal l’image d’une Europe supranationale. Ce refus réaffirme que les états membres gardent le dernier mot sur les décisions historiques puisque la culture du consensus s’estompe au profit d’un vote à l’unanimité. Cette décision entache également la crédibilité de l’Europe, notamment vis-à-vis de son système méritocratique puisque malgré des efforts considérables de la part de l’Albanie et de la Macédoine du Nord, l’Union Européenne n’a pas tenu ses promesses. Enfin, dans une moindre mesure, cette décision fragilise le traditionnel couple franco-allemand, puisqu’à l’inverse de Paris, Berlin a adopté une position pro-élargissement.

Du côté des Balkans, c’est un lourd sentiment de déception qui s’empare des deux pays. Tandis que le premier ministre Edi Rama tempère du côté de l’Albanie, son homologue macédonien Zaev Zoran, qui avait placé ces négociations au cœur de son programme politique, a fait part de sa démission. Pour Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, l’arrimage des Balkans au bloc européen représente un « investissement dans la sécurité de l’UE, dans sa croissance économique, dans l’influence qu’elle exerce, ainsi que dans sa capacité à protéger ses citoyens », mais en refermant la porte de l’Europe à ses deux pays, l’UE risque de raviver les mouvements nationalistes et populistes latents dans les deux pays candidats. Enfin, ce refus ouvre un boulevard pour la Russie, la Chine et la Turquie, qui cherchent à étendre leur influence dans la région: des solutions alternatives qui pourraient s’avérer intéressantes pour les Balkans, car elles n’ont pas les complexités bureaucratiques inhérentes à l’UE.

Si ce report des négociations d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord n’est pas définitif, il révèle néanmoins une grande partie des enjeux de l’UE et de son fonctionnement actuel. L’ouverture des négociations sera ré-évoquée lors du prochain sommet UE-Balkans à Zagreb, en 2020, mais il n’est pas exclu que le même scénario se répète. Ces vicissitudes imposées par le temps, la géographie et les intérêts individuels des états membres rappellent que l’Europe est une entité en construction permanente et ne doit en aucun cas être considérée comme acquise.

Image de couverture: L’Albanie et la Macédoine du Nord s’impatientent face à une Europe indécise, sous licence CC BY 3.0.

Edité par Anja Helliot