Verdict d’Ayodhya: une nouvelle étape dans le nationalisme indien

Terre de mélange, le vaste sous-continent indien est avant tout berceau de l’hindouisme et du bouddhisme avant de connaître l’arrivée de l’Islam par des conquêtes au nord du territoire. C’est sous l’empire moghol que l’Inde connaît l’apogée de l’expansion musulmane à qui elle doit d’ailleurs un riche héritage architectural comme le fameux mausolée du Taj Mahal. Le déclin de l’empire moghol laissera ensuite place à la convoitise des Européens : arrivés par la mer, Portugais puis Hollandais se succèdent avant que les Anglais ne fassent du territoire le joyau de leur empire jusqu’à l’indépendance en 1947. Le récent verdict d’allouer le terrain d’Ayodhya aux Hindous illustre à lui seul cette complexité et cet entremêlement de cultures dont l’Inde est le théâtre. Il est également devenu le symbole d’un nationalisme indien en plein essor promouvant l’idéologie d’hindutva et fragilisant le multiculturalisme du pays.

Ayodhya : rectification d’un tort historique ou instrumentalisation de l’hindouisme?

Le site de Ram Janmabhoomi Babri Masjid dans la région d’Uttar Pradesh au Nord de l’Inde, plus communément évoqué sous le nom d’Ayodhya, incarne à lui seul le brassage de religions que connaît l’Inde. Originairement construite au XVIème siècle, sous l’empire moghol, c’est la mosquée Babri qui en occupe l’emplacement. Puis, qualifiée de blasphématoire sous le contrôle britannique, la mosquée est prise d’assaut quelques années plus tard, le 6 décembre 1992, et complètement détruite lors d’émeutes nationalistes hindoues faisant plus de 2000 morts. Selon les Hindous, le site leur revient de droit puisqu’ils le considèrent comme lieu de naissance du dieu Rama, une divinité majeure de l’hindouisme. Sous-jacent dans la vie politique et juridique du pays depuis des décennies, le contentieux avait reçu en 2010 un premier jugement qui avait partagé le terrain entre les deux communautés : deux tiers revenant aux Hindous et un tiers aux Musulmans. Mécontents de ce jugement, les deux partis avaient alors fait appel, ce qui avait relancé la bataille téléologique, juridique et politique autour du site. Ainsi, si pour certains le verdict final d’accorder l’ensemble du lieu aux Hindous et de dédommager les Musulmans par la mise à disposition d’un autre terrain vient seulement mettre un terme à un tort historique, il est pour d’autres la vitrine d’un nationalisme hindou en pleine expansion et minutieusement orchestré par le Premier ministre Narendra Modi.

Si le pays avait mis en place diverses mesures de sécurité en vue de possibles affrontements entre communautés, l’atmosphère est restée calme et aucun débordement n’a été reporté. Seulement, ce conflit touchant aussi bien l’aspect historique, religieux, politique et social vient renforcer un nationalisme hindou pratiquant une politique ouvertement discriminatoire envers les minorités.

Affiche électorale du BJP en 2014, par Narendra Modi, sous licence CC BY-SA 2.0.

Un verdict qui renforce la rhétorique hindouiste du gouvernement et accentue la marginalisation des Musulmans

Intervenant six mois seulement après la réélection du Premier ministre Modi, le jugement de la Cour Suprême s’ancre dans la politique « d’hindouisation » menée par le Bharatiya Janata Party (BJP) depuis 2014.

La radicalisation du BJP repose notamment sur la forte personnalité de Narendra Modi. Membre du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) – organisation nationaliste hindoue – il est d’abord à la tête de l’état du Gurajat au nord-ouest du pays entre 2001 et 2014 avant d’être élu Premier ministre en 2014, puis réélu pour un second mandat en mai dernier. Avec des qualités d’orateur indéniables, une maîtrise des réseaux sociaux, un discours nationaliste et identitaire omniprésent, il prône une suprématie hindoue et orchestre une discrimination envers les minorités religieuses. Ainsi, si Narendra Modi vante « l’unanimité en faveur de ce verdict », témoignant selon lui d’une Inde « forte et unie », le jugement ravive la marginalisation croissante des Musulmans en Inde depuis plusieurs années et fait craindre de nouvelles tensions intercommunautaires.

De fait, depuis l’arrivée de Narendra Modi à la tête du pays, le climat d’intolérance et de nationalisme hindou augmente. Selon Charlotte Thomas, « 90% des crimes de haine qui ont eu lieu depuis 2009 se sont déroulés sous le mandat de Narendra Modi et 62% des victimes étaient des Musulmans ». Avec un discours ethno-religieux et une conception raciale de l’Inde, le Premier ministre Modi perçoit les Musulmans comme un corps étranger gravé à l’Inde hindoue, la mère patrie, et contre lequel il faudrait ainsi se préserver

Narendra Modi en campagne électorale, sous licence CC BY-SA 2.0

L’hindouisme est alors manipulé et promu sur la scène publique pour marginaliser les minorités religieuses : en témoigne le changement de noms de rues issues de l’héritage moghol, la modification des manuels d’histoire dans les écoles, l’imposition de pratiques hindoues dans les écoles musulmanes et chrétiennes ou le manque de représentation des musulmans dans le domaine politique. Mais, ces mesures visant la diminution de l’héritage musulman dans la culture du pays se matérialisent également dans le domaine juridique puisqu’en janvier 2019, le pays a passé une loi accordant la citoyenneté indienne aux individus ayant quitté le Bangladesh, le Pakistan ou l’Afghanistan à la condition qu’elles ne soient pas de confession musulmane. De plus, en août dernier, un recensement controversé dans la région d’Assam au nord du pays est venu renforcer la ligne de conduite du gouvernement puisque plus de 2 millions de personnes sont menacées d’exclusion de la citoyenneté indienne.

Pour l’historien Christophe Jaffrelot, avec 80% d’Hindous, 14% de Musulmans et 2% de Chrétiens, l’Inde semble rongée par un « complexe d’infériorité majoritaire » et les mesures de plus en plus radicales dirigées contre la communauté musulmane font basculer le pays dans une « démocratie ethnique », démocratie où les citoyens de l’ethnie majoritaire bénéficient de plus de droits que les minorités.

Le verdict Ayodhya dépasse le simple contentieux religieux puisqu’il est utilisé comme symbole identitaire au service de l’instrumentalisation hindouiste du BJP. Avec la réélection de Narendra Modi en mai dernier, l’Inde a fait le choix d’un homme fort, cultivant les amalgames, nourrissant un culte de la personnalité, maître de l’art politique 2.0 et dont l’idéologie repose sur la suprématie hindoue. La plus grande démocratie du monde s’enlise donc à son tour dans le populisme et l’autoritarisme religieux, faisant craindre de nouveaux épisodes de tensions intercommunautaires. Quel avenir pour les minorités dans une Inde en voie de radicalisation ?

Image de couverture: Rassemblement du BJP, par Al Jazeera English, est sous licence CC BY-SA 2.0.

Edité par Charles Lepage