Violences policières et racisme en France : les sujets qui fâchent

Le 25 mai dernier, George Floyd, un Noir américain de 46 ans, mourait asphyxié sur le bord d’une route de la ville de Minneapolis aux États-Unis, sous le genou d’un policier et le regard complice de trois de ses collègues. Depuis, des manifestations appelant au combat contre le racisme systémique que subissent les Noirs américains sont en cours dans pratiquement tous les États du pays. Ce meurtre, filmé au grand jour par des passants, a circulé sur Internet et a provoqué une onde de choc dans le monde entier en quelques heures. Sur les réseaux sociaux, c’est une déferlante de pétitions, de publications engagées, et de vidéos chocs sur l’état des lieux aux États-Unis qui circulent. La mobilisation a signé sa première victoire lorsque le lundi 8 juin, Derek Chauvin, l’ex-policier sous le genou duquel Georges Floyd est mort, est comparu devant le tribunal de Minneapolis. Il a été accusé de meurtre au second degré, et ses collègues de complicité. Il risque jusqu’à 40 années de prison et sa caution s’élève à 1,25 million de dollars US; une somme qu’il ne pourra probablement pas rassembler d’après son avocat. La mort de George Floyd aura permis d’exalter le mouvement Black Lives Matter (BLM), qui lutte pour une reconnaissance égale de la valeur des vies noires aux autres, condamnant les violences policières discriminatoires et le racisme aux États-Unis depuis 2013. Avec le décès de Breonna Taylor et Ahmaud Arbery plus tôt dans l’année 2020, l’affaire George Floyd a marqué un point de non-retour. Depuis le 25 mai, on constate une mobilisation sans précédent dans l’histoire du mouvement BLM, réunissant des personnes bien au-delà des frontières américaines et issues de toutes les ethnies et origines sociales. 

En traversant les frontières, la mobilisation a forcé chaque pays à s’interroger sur leurs propres systèmes, leurs propres biais, et leur propre police. En France, le 25 mai 2020, c’est un jeune adolescent de 14 ans à Bondy qui subissait, lui aussi, des violences policières injustifiées. Alors qu’il avait l’intention de voler un scooter, il se fait interpeller par un groupe de quatre agents qui le plaquent au sol et le menottent, tandis que l’un d’entre eux se met à lui porter des coups de bottes au visage. Le visage tuméfié, pris de vomissements et de maux de tête au commissariat, un policier décide d’accompagner Gabriel à l’hôpital. Il y restera pendant 10 jours dans un état critique. Bien que la version des policiers soit très différente de celle de Gabriel, les blessures du jeune garçon témoignent à elles seules de la violence de l’altercation. 

Des policiers CRS encerclent le rassemblement contre les violences policières à paris, le 2 juin 2020. Crédit photo : Ugo Dirrig.

Le sujet des violences policières en France n’est pas nouveau, mais il semble qu’il ait pris un tournant pendant les mesures de confinement et la crise du COVID-19. Seul pays européen ayant mis en place un système d’attestation de déplacement, obligeant chaque personne à se munir d’un papier pour justifier sa sortie, les policiers français ont vu leur rôle se renforcer dans le contrôle des déplacements. Or, plusieurs vidéos ont circulé témoignant de contrôles policiers musclés et injustifiés. Ces altercations brutales ont pris exclusivement place dans les banlieues les moins favorisées, et visaient majoritairement des jeunes hommes issus de l’immigration. Après avoir compilé 15 vidéos différentes de ces brutalités, Amnesty International a lancé une alerte quant à des pratiques policières illégales pendant le confinement en France. Cette alerte n’a toutefois fait l’objet d’aucun suivi par le gouvernement, alors même que le Comité de Torture des Nations Unies avait déjà émis des préoccupations similaires en 2016. 

L’affaire Floyd et la mobilisation qu’elle a entraînée en France a inévitablement remis le débat sur le tapis, en permettant notamment aux personnes non-blanches d’ouvrir la voix sur les pratiques discriminatoires raciales de la police. Insécurité face aux policiers, contrôle au faciès discriminant largement les populations arabes et noires, langage agressif, harcèlement, et excès de violence ont été les dénominateurs communs de ces prises de parole. Dès lors, on a constaté une fracture de l’opinion publique : entre ceux révoltés par ces propos et ceux qui sont venus les appuyer avec leurs propres témoignages. Un rapport datant de 2017 soulignait déjà que les jeunes Noirs et Arabes avaient 20 fois plus de chances d’être contrôlés par la police en France, avec à la clé des violences parfois injustifiées, mais pour certains, ces jeunes entretiennent une « logique de victimisation » en dénonçant ces pratiques. « Les violences policières en France n’existent pas » s’est ainsi permis de déclarer Christian Jacob, le président du parti de droite Les Républicains: « ici, la police ne fait pas peur, elle rassure ». D’autres personnalités ont émis des propos similaires, sans réaliser que si la police les rassurait, eux, c’est précisément parce qu’ils jouissaient du privilège d’être blanc. On ne saurait qualifier assez le degré de violence de ces propos qui, au nom du privilège blanc, se sont permis de discréditer la réalité des personnes racisées en France. Toutefois, comme aux États-Unis, des personnalités blanches n’ayant jamais fait l’objet de ces violences policières se sont mises à soutenir le mouvement BLM et à refuser ouvertement de vivre dans une société complaisante à l’égard de ces injustices. Dans son texte « Lettre adressée à mes amis blancs », l’écrivaine Virginie Despentes expose son privilège blanc et dénonce l’apathie de ceux qui ont le droit d’oublier leurs papiers tous les jours et qui circulent librement dans la rue sans même remarquer la présence des policiers. Malgré la documentation de ces pratiques discriminatoires, les témoignages des victimes, et la mobilisation de certaines personnalités privilégiées, la République française n’est toujours pas parvenue à se remettre en question et la situation actuelle relève d’un malaise sociétal profond.

Poings levés des manifestants devant le Tribunal de Grandes Instances de Paris, le 2 juin 2020. Crédit Photo : Ugo Dirrig.

Dans ce contexte, impossible d’omettre la mort tragique d’Adama Traoré, le 19 juillet 2016, dans le fond d’une gendarmerie, après un plaquage ventral violent par plusieurs policiers. La soeur de la victime, Assa Traoré, devenue figure du mouvement BLM en France, a depuis fondé le collectif Justice pour Adama et lutte depuis 4 ans pour une nouvelle expertise de l’affaire, jugeant que la première décision avait été expédiée et n’avait pas pris en compte l’audition de deux témoins-clés. Le 2 juin dernier, le collectif a appelé toutes les forces progressistes à se réunir devant le parvis du Tribunal de Grandes Instances de Paris. Le jour même, le rassemblement avait été rendu illégal par le gouvernement, dans un contexte de pandémie mondiale limitant les réunions de plus de 10 personnes. Pourtant, c’est plus de 40 000 manifestants, des jeunes de tous les horizons, qui se sont rassemblés de 19h à 21h. La foule était pacifique pendant plusieurs heures mais le dispersement a été rendu difficile par l’encerclement des policiers CRS, ce qui a inévitablement échauffé les esprits de certains manifestants. Le rassemblement n’a d’ailleurs pas suscité la curiosité des médias traditionnels : pratiquement aucune équipe n’était présente sur place et les images provenaient majoritairement de journalistes amateurs et indépendants. Plus tard, les médias télévisés ont préféré couvrir les débordements de la manifestation et ont donc contribué à affaiblir la portée du message des manifestants qui appelait à révéler au grand jour certaines pratiques violentes de la police et qui réclamait justice pour les victimes en ayant fait les frais. Le biais des médias traditionnels dans la couverture de cet évènement témoigne, en partie, de l’intention qu’ils ont de refuser cette conversation sur le racisme. De même, la seule réaction du gouvernement aura été un tweet de Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, condamnant les débordements et félicitant les policiers pour « leur maîtrise et leur sang-froid ». La faible volonté du gouvernement à prendre part aux événements n’a fait qu’intensifier la complicité des médias traditionnels avec les forces conservatrices refusant de reconnaître l’existence de violences policières discriminatoires. Faute de disponibilité des représentants du gouvernement, ce sont des représentants de syndicats de police et des personnalités telles qu’Eric Zemmour, Bernard Henri-Lévy, et Marine Le Pen qui ont occupé les plateaux télévisés et les antennes radios ces dernières semaines. Aujourd’hui, cette complicité des médias dans la stigmatisation du mouvement BLM en France doit être éclairée au grand jour.

Pancartes réclamant justice pour les victimes des violences policières en France. Crédit photo: Ugo Dirrig.

Malgré le recensement de nombreuses pratiques discriminatoires dans les institutions républicaines, des personnalités ouvertement racistes continuent d’être invitées dans les médias, précisément pour faire persister le débat. Elles accusent la plupart du temps les manifestants de confondre la situation des États-Unis avec celle de la France, et dénoncent une certaine américanisation des esprits tout en réfutant les thèses de racisme systémique et inégalités raciales. Ces personnalités semblent oublier une fois de plus que, bien qu’incomparable à celle des États-Unis, la France possède sa propre histoire du racisme, et demeure hantée par les fantômes de son histoire coloniale, faute d’un devoir de mémoire achevé. Aujourd’hui encore, aborder publiquement la question de la race et du racisme en France reste tabou et associée à une forme de communautarisme anti-républicain. En cause, l’universalisme républicain, hérité du siècle des Lumières, censé garantir à chaque citoyen français un traitement égal, non regardant de son origine sociale, de sa race, de sa religion ou de sa culture. La France s’enorgueillit ainsi de son daltonisme et de son refus de parler de race sans comprendre qu’au nom de cet universalisme, elle refuse de connaître l’ampleur des discriminations raciales dans sa société. Au fond, l’invocation de ces principes républicains contribue à invisibiliser les minorités et les discriminations qu’elles subissent au quotidien. Par exemple, l’obsession de la police pour les jeunes racisés, bien que documentée, est négligée car « une police républicaine ne peut être raciste ». Les citoyens issus de l’immigration dénonçant certaines exactions du système français sont ainsi systématiquement discrédités par des mouvances conservatrices et d’extrême-droite, les accusant de porter atteinte à l’intégrité de la République. Ces accusations infondées laissent peu de place au dialogue et stigmatisent les militants qui osent prendre la parole, à l’image de Rokhaya Diallo, activiste noire anti-raciste, constamment interrompue par ses interlocuteurs lors de ses interventions. Le problème semble donc résider dans le fait que le racisme dans la société française reste encore un phénomène à débattre, plutôt qu’à combattre. A l’heure où les paroles se délient et les preuves s’accumulent, les médias français se doivent de réagir et de mettre fin au daltonisme républicain. En 2020, après l’assassinat de George Floyd, les médias se doivent d’être anti-racistes.  

Manifestants lors du rassemblement contre les violences policières à Paris. Crédit Photo: Ugo Dirrig.

Après que le média Streetpress ait révélé l’existence de plusieurs groupes privés sur Facebook, sur lesquels des membres des forces de l’ordre échangeaient des messages à caractère haineux, raciste, sexiste et homophobe, le gouvernement a été forcé de sortir de son silence. Christophe Castaner a saisi la justice et a déclaré que « chaque faute [ferait] l’objet d’une enquête, d’une décision, d’une sanction ». Suite à plusieurs autres manifestations contre les violences policières en France, le ministre de l’Intérieur a également tenu un point de presse le lundi 8 juin dernier. Pour la première fois, Castaner a prôné une « tolérance zéro contre le racisme dans les forces de l’ordre » et  a déclaré que la méthode de « prise par le cou », jusqu’ici enseignée dans les écoles de police, responsable de la mort de George Floyd et Adama Traoré, « sera abandonnée ». Le ministre a également annoncé une réforme « en profondeur des inspections du ministère de l’Intérieur » pour davantage d’indépendance. Ces annonces sonnent l’heure des premières victoires de la mobilisation contre les violences policières en France, et s’accompagnent de l’audition des deux témoins-clés dans l’affaire Adama Traoré par la justice.  

En définitive, la mort injuste de George Floyd aux États-Unis aura eu pour conséquence de raviver le débat sur les brutalités policières en France et aura forcé le gouvernement à tenter de les encadrer pour la première fois. Toutefois, elle aura aussi révélé les difficultés de la République à se remettre en question. Si le cas des États-Unis est incomparable, il n’empêche que la France possède sa propre histoire du racisme qu’elle continue de nier au nom de ses principes universalistes. Alors que de plus en plus d’enfants issus de l’immigration prennent la parole, il en est du devoir du gouvernement de considérer leurs demandes de vivre dans un monde plus juste et de s’engager dans la construction d’un dialogue anti-raciste qui réconciliera les mémoires et pacifiera l’avenir.