L’avortement en Pologne et mouvance conservatrice : fissure au cœur de l’Europe

Avec l’Irlande, la Pologne possède aujourd’hui la législation la plus stricte d’Europe en matière d’avortement. La société polonaise, comprenant plus de 90% de catholiques, a progressivement vu l’Église s’enhardir et s’immiscer en politique. Bien que le droit à l’avortement fasse débat depuis les années 90, il semble plus que menacé aujourd’hui. Cette fois-ci, le président polonais Andrzej Duda, du parti d’extrême droite Droit et Justice, a eu recours au Tribunal constitutionnel pour invalider certaines conditions d’avortement, le rendant quasiment impossible pour les 27 prochaines années. Les manifestations sans précédent qui ont suivi cette décision témoignent de la polarisation croissante qui gagne la Pologne et font écho aux vagues de mouvements populistes conservateurs qui gangrènent peu à peu le cœur de l’Europe et fragilisent l’unité européenne. Jusqu’où cette mouvance conservatrice peut-elle aller?

Réforme de l’IVG, la surface de l’iceberg

Dès 1956 et sous le régime communiste de l’époque, la Pologne légalise l’avortement et le rend gratuit. Pourtant, en 1993, le corps politique décide, sous la pression de l’Église catholique, de réformer et de largement réduire les conditions d’avortement, qui ne sera désormais possible qu’en cas de viol ou inceste, de danger de santé pour la femme, ou de graves malformations du fœtus. Le nombre d’avortements légaux pratiqués en Pologne est passé d’une centaine de milliers dans les années 1980 à 2 000 environ ces dernières années. Cette baisse s’est traduite par une augmentation d’avortements illégaux d’une part, aux conditions sanitaires largement insuffisantes, et par un recours croissant à l’avortement à l’étranger d’autre part, notamment en Allemagne pour les plus privilégiées. Le marché noir profite également de ces nouvelles restrictions en florissant au niveau des différents moyens de contraception d’urgence, tels que les pilules du lendemain. 

Malgré cette diminution drastique du nombre d’avortements légaux, l’extrême droite polonaise ne s’est pas arrêtée là et en a fait son cheval de bataille. En 2013, le parti d’extrême droite Solidarité, alors minoritaire à la Diète (assemblée législative polonaise) mais soutenu par l’autre parti conservateur Droit et Justice (PiS), propose une réforme qui limite encore davantage le droit à l’avortement, en retirant les cas de viol et de malformations graves du fœtus des conditions d’accès à l’IVG. Si le projet est sans succès sous le gouvernement de centre-droite de l’époque, plusieurs projets de réforme similaires ont vu le jour depuis que PiS a obtenu la majorité à la Diète en 2015. Jaroslaw Kaczynski, chef du parti, a notamment œuvré pour ramener continuellement le débat à l’ordre du jour : successivement en 2016 et  en 2018, il réitère la proposition avancée par Solidarité en 2013. À chaque fois, des collectifs féministes se sont soulevés et ont organisé des « marches noires », ou « grèves des parapluies », qui ont rassemblé des milliers de femmes dans les rues. L’opposition libérale s’est aussi mobilisée à son tour en 2018 pour assouplir et élargir les conditions d’avortements, en vain – deux forces à contre-courant qui secouent la scène politique polonaise ces dernières années.

À ces pressions autour de l’avortement s’ajoutent d’autres politiques délibérément misogynes et discriminatoires envers les minorités. La communauté LGBTQ+, notamment, est largement malmenée par la ligne politique du régime qui s’entête à considérer leur mouvement comme une « idéologie »; un outil dont il se sert pour galvaniser sa base catholique. En juin dernier, la Pologne a même souhaité se retirer du traité européen contre les violences faites aux femmes, parce que le texte de loi soutient l’égalité entre les hommes et les femmes, et par extension « l’idéologie LGBTQ+ » selon le gouvernement. Ainsi, la réforme de l’IVG s’inscrit dans un large projet de transformation sociétale aujourd’hui mené par Duda, qui vise à plonger la Pologne dans un monde conservateur et traditionnel. 

Une femme prenant part à une « marche noire » ou « grève des parapluies » en Pologne, pour protester contre la réforme conservatrice de l’avortement du gouvernement en 2016. REUTERS/Kacper Pempel

La brèche religieuse

Si ces politiques suscitent de nombreuses réactions à l’échelle nationale, ces projets de loi jouissent pourtant d’un soutien considérable d’une autre partie de la population. La place grandissante de la religion catholique dans la société s’étend largement à la sphère politique et brouille ainsi les frontières entre considérations politiques et valeurs chrétiennes. La Pologne demeure donc fracturée par un clivage ardu; tant au niveau idéologique que démographique, les conservateurs évoluant dans les campagnes tandis que les progressistes s’emparent des villes.

En 2015, Duda remporte les élections face au président sortant Komorowski, pourtant populaire pendant son mandat. Largement soutenu par une Église catholique qui bénéficie de privilèges économiques grâce au PiS, son programme conservateur est fondé sur un retour radical aux valeurs familiales et traditionnelles de la société polonaise. En mettant en avant des réformes sociales ciblant les familles nombreuses et les travailleurs peu qualifiés, Duda, véritable marionnette politique de Kaczynski et du PiS, est parvenu à sécuriser son deuxième mandat de cinq ans en juillet dernier, en pleine pandémie de coronavirus. Bien que sa marge soit plus fragile qu’en 2015 et que les manifestations contre les réformes anti-avortements ternissent son image à l’extérieur et mobilisent l’opposition à l’intérieur, force est de constater que le conservatisme religieux qu’il incarne est populaire auprès de la majorité électorale polonaise. 

Les manifestations qui ont lieu depuis plusieurs semaines s’attaquent ainsi à la fois à la politique d’avortement du régime et à la place de l’Église en Pologne, dont le rôle est devenu plus prépondérant ces dernières années. Le gouvernement fait donc face à une impasse politique de taille, alors qu’il tente de calmer la révolte actuelle tout en restant fidèle à sa base électorale catholique conservatrice. Pour l’instant, il a pris la décision de mettre la réforme de l’avortement sur pause, sans faire demi-tour cependant. Les progressistes séculaires de gauche se confrontent aux conservateurs religieux de droite, et il est difficile de visualiser comment ces deux camps pourraient trouver un compromis dans un futur proche.

Jaroslaw Kazcynski, chef du parti conservateur Droit et Justice, a fait de l’avortement son cheval de bataille depuis 2015. Par Kancelaria Sejmu et Rafał Zambrzycki, sous licence CC BY 2.0.

Quel rôle pour l’Union Européenne?

À l’échelle européenne, la classe politique désapprouve aussi bien cette réforme liberticide allant à l’encontre des droits humains reconnus par la Cour Européenne, que la volonté de Duda de retirer la Pologne du traité européen contre les violences faites aux femmes. S’ajoute à la balance l’usage répétitif du Tribunal constitutionnel par Duda : un organe qui sert de pont-levis entre le politique et le judiciaire pour le président et qui le met en porte-à-faux pour manquements à l’État de droit. Un comportement adopté par plusieurs autres régimes européens, alors que la mouvance populiste conservatrice polonaise n’est pas un cas isolé et fait écho à d’autres mouvements similaires en Europe. Si la Hongrie et l’Autriche sont en tête de liste, ces mouvements conservateurs gagnent aussi du terrain en Italie, en Roumanie, en Finlande, en Croatie, ou encore en France. C’est donc une tendance plus large qui éclot au cœur de l’Europe et qui fragilise la légitimité de l’UE, souvent remise en question par ces mouvements populistes et nationalistes. 

Face à ces comportements, l’UE tente de mettre en place des mécanismes qui permettent de contenir les manquements à l’État de droit. En octobre dernier, elle a établi une nouvelle règle quant à l’accès aux fonds européens, qui stipule que ces fonds peuvent être interrompus en cas de manquements à l’État de droit. La Pologne et la Hongrie sont directement visées par cette politique, alors que plusieurs agissements des dirigeants ont fait sonner le radar européen. Mais les sanctions économiques pourraient user d’un second souffle en matière d’efficacité. Le comportement de Duda et de son homologue hongrois Viktor Orban en est la preuve : face à cette tentative d’autorité politique, les deux nations ont répondu en s’opposant au plan de relance européen, pourtant très attendu depuis plusieurs mois. Ainsi, l’UE se voit prise une fois de plus dans un bras de fer financier qui met à mal tous les États membres, sans permettre de s’attaquer au problème de fond qui la gangrène.

Malgré la bonne posture économique polonaise, avec une croissance du PIB parmi les plus élevées d’Europe, cette prise de parti reste risquée du côté de Duda. Dans un premier temps, la Pologne, tout comme la Hongrie, figurent parmi les premiers bénéficiaires des fonds européens. Par ailleurs, la Pologne, enclavée au cœur du Vieux Continent, ne pourrait soudainement se défaire du système d’alliance commerciale dont il bénéficie avec l’UE. Mais les attraits de l’UE pour la Pologne vont au-delà du lucratif économique, et elle devrait être la première à vouloir bénéficier d’une union idéologique. En effet, là où certains pays d’Europe centrale et de l’est, comme c’est le cas de la Hongrie, tendent à se rapprocher du président russe Vladimir Poutine, la Pologne a, quant à elle, un passé historique douloureux avec la Russie, parsemé d’invasions territoriales et d’oppression, notamment sous l’ère soviétique, qui tend encore à l’éloigner viscéralement de son influence politique à ce jour. Or, c’est auprès de la Russie que certains conservateurs et populistes pourraient trouver refuge, s’ils devaient se défaire de l’alliance européenne pour des considérations politiques et idéologiques.

Le cas des manquements à l’État de droit et des réactions engendrées par la nouvelle régulation pour l’accès aux fonds européens témoignent de deux choses : d’une part, l’Europe n’est pas unie idéologiquement, et nombre de pays refusent de lui donner l’autorité politique et morale qu’elle essaye d’occuper; d’autre part, les sanctions économiques de l’UE montrent leurs limites quand il s’agit de faire de l’Europe un projet politique. Il est indéniable que l’argument financier est à ce jour le plus convaincant pour une union principalement commerciale, mais il ne sait pas répondre au problème d’unité politique qui semble s’accentuer et continuellement faire défaut à l’union. Malgré son autorité législative supranationale, l’UE n’arrive plus à aligner sa structure institutionnelle avec ses objectifs. Elle est coincée dans un compromis politique et économique qui l’empêche de fonctionner pleinement. À l‘heure où beaucoup cultivent l’espoir que le pôle européen renaisse et gagne en influence, l’UE doit trouver comment se réinventer.

Image de couverture : Andrzej Duda, président de Pologne depuis 2015 par Sejm RP. Sous licence CC-BY 2.0.

Edité par Anja Helliot