L’Empire néo-ottoman, pôle d’Influence de l’Orient : la stratégie d’Erdogan

Étendue de 783 350 km² lovée entre les mers Noire et Méditerranéenne, au carrefour de l’Europe et de l’Asie, la Turquie est un pays aux dynamiques géopolitiques des plus complexes. Entre ses explorations d’hydrocarbures aux rives de la Grèce, qui génèrent des tensions avec l’Union européenne (UE), ses interventions à l’encontre des Kurdes de Syrie en début d’année, son implication dans le conflit du Haut-Karabagh, ou encore ses face-à-face de plus en plus virulents avec la France, le pays s’impose, selon ses propres règles, sur la scène internationale. À sa tête, Recep Tayyip Erdogan avance des pions de toutes parts dans le but de créer un nouveau pôle d’influence autour de son leadership aux airs néo-ottomans, et de faire oublier les fractures au coeur des frontières turques. 

Une Turquie intra-muros fragile  

L’épopée Erdogan débute en 2001, avec la création de son parti conservateur Justice et Développement, ou AKP. L’année suivante, le parti AK se trouve en tête des élections législatives, avec un programme politique centré autour de l’identité musulmane « perdue. » Dès 2003, Erdogan occupe le poste de Premier Ministre, et s’attèle à la libéralisation de l’économie, sous l’égide du Fonds Monétaire International (FMI). Malgré la parenthèse de 2008, la Turquie vit un « miracle économique » qui se caractérise par une croissance en flèche pendant une décennie. 

En 2014, il est élu président au premier tour avec 51.8% des voix, notamment issues d’une classe moyenne convaincue de ses capacités de redressement économique. Pourtant, depuis 2013, le miracle a cédé la place au marasme. Une longue crise économique secoue le pays, plongé dans des cycles de récession qui semblent s’enchaîner sans fin. La monnaie nationale – la lire turque – s’effondre depuis plusieurs années, et en résulte une inflation continuelle qui a atteint 15.2 % en 2019. La classe moyenne turque, qui a émergé dans les années 1980 et s’était renforcée dans les années 2000, essuie de plein fouet l’augmentation du coût de la vie, et en subit les conséquences au quotidien. En parallèle, les inégalités se maintiennent, notamment entre les zones urbaines et rurales. 

Face à cet effondrement, le gouvernement et la banque centrale peinent à mettre des politiques monétaires efficaces malgré le besoin de restructuration économique. La politique économique d’Erdogan se concentre sur l’attraction du tourisme et des capitaux étrangers, notamment par le biais de projets immobiliers, tels que ses projets de réaménagement urbain à Istanbul. Mais ces grands projets envisagés par Erdogan ont jusque-là semblé plus coûteux que lucratifs.

Erdogan se voit aussi déstabilisé par la question kurde. Peuple réparti entre la Syrie, l’Irak, l’Iran et la Turquie, les Kurdes aspirent à un État indépendant : le Kurdistan. Une revendication inacceptable pour le dirigeant, alors qu’ils occupent un territoire clé  pour le patrimoine énergétique turc. Il en résulte une opiniâtre répression à leur encontre, pour tenter de contenir leurs ambitions.

Bien que réélu en 2018, le succès du président turc pâtit des difficultés économiques du pays et de ses tendances répressives. Lors des élections régionales de la même année, il perd Istanbul, qui concentre 15 des 80 millions d’habitants du pays, et Ankara, sa capitale de 5 millions d’habitants. Deux pertes coûteuses pour le dirigeant qui a été maire d’Istanbul de 1994 à 1998. Face à ce déclin de popularité, il s’accroche d’autant plus à renforcer sa base électorale en jouant sur les politiques d’identité et le nationalisme. Mais le populiste use surtout du rayonnement international turc et de sa politique extérieure pour faire oublier les problèmes internes du pays.

À l’échelle internationale, une toile complexe

Hors de ses frontières, Erdogan devient un homme politique « hyperactif ». Présent au Haut-Karabagh, en Syrie, en Libye, en Mer Noire et en Méditerranée, il intervient partout où il le peut et tente d’en tirer un bénéfice politique. Ainsi, il s’assure de nouer de nombreuses alliances, autant en Orient qu’en Occident, avec qui il a toutefois de moins en moins d’atomes crochus. 

Dans un premier temps, il est très proche de son homologue russe Vladimir Poutine. Bien qu’ils soutiennent des partis opposés dans plusieurs conflits, tels qu’en Syrie ou plus récemment dans le Haut-Karabagh, les deux hommes s’assurent toujours de pouvoir contourner ces différends et de faire primer leurs bons rapports. Cette relation forte s’explique notamment par leurs partenariats dans différents secteurs. La Turquie et la Russie ont en effet établi depuis 2010 plusieurs accords de coopération, débouchant notamment sur la construction d’une centrale nucléaire et d’un gazoduc communs. En parallèle, ils coopèrent aussi à l’échelle militaire, avec des ventes d’armes

Erdogan possède également un fort terrain d’entente avec la Chine. Dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie, stratégie de financement et de développement chinoise, la Turquie constitue une terre d’investissements des plus arables. D’une part, Erdogan est avide de nouvelles sources de financement; d’autre part, la Turquie  occupe une position géopolitique intéressante pour la Chine, en tant que carrefour entre le Moyen-Orient et l’Europe, avec des façades maritimes avantageuses. Pékin coopère d’ores et déjà depuis plusieurs années avec Ankara à l’échelle économique. Cependant, la question des Ouïghours ternit dans une certaine mesure leurs relations récentes et modère jusqu’alors l’ampleur de leur coopération.

Du côté occidental, ses relations se révèlent plutôt ambivalentes. D’abord, il y a l’Union européenne, qui a besoin de lui pour limiter le flux de migrants arrivant de Syrie et avec qui il a dans un premier temps collaboré de manière intensive. Il a longtemps poussé pour une entrée de la Turquie au sein de l’UE, a renforcé la démocratie avec la réforme constitutionnelle de 2010, et a développé des partenariats économiques qui lui deviennent vite essentiels – l’UE étant le premier partenaire commercial du pays. Mais depuis plusieurs années, la politique d’Erdogan a drastiquement changé à différents niveaux. Il a montré en 2013, lors des manifestations à la place Taksim, qu’il était prêt à employer la force contre la population – une attitude politique qui s’est encore affirmée après le putsch raté de l’armée turque en 2016. S’ajoutent à ces tendances répressives des politiques liberticides visant à limiter la liberté de la presse ou à emprisonner ses opposants politiques. Autant de manquements à l’État de droit qui vont à l’encontre des idéaux européens et déplaisent à l’Union. Depuis, Erdogan adopte une rhétorique de plus en plus agressive vis-à-vis des Européens : en 2017, il sous-entend, par exemple, que le nazisme est toujours présent en Allemagne. Qui plus est, leur opposition sur les dossiers libyen et chypriote, ainsi que la récente altercation maritime avec la Grèce, alors qu’Erdogan a lancé des recherches d’hydrocarbures au large de la République hellénique, ternissent davantage ses relations avec Bruxelles.

Ensuite, il y a l’OTAN, dont la Turquie est membre depuis 1952. Elle est au coeur de cette coalition militaire créée en pleine Guerre Froide, qui maintient un agenda largement anti-russe. Ainsi, le choix de la Turquie de se fournir avec des armes russes plutôt qu’américaines, fournisseur principal de l’alliance, crée un premier niveau de discordes quant au rôle de la Turquie dans l’alliance. En plus du rapprochement avec Moscou, le pays multiplie les provocations vis-à-vis d’autres membres, notamment la Grèce, et défie les politiques de l’Alliance. L’OTAN désapprouve ainsi de nombreuses opérations turques à l’étranger, la dernière en date étant son offensive à l’encontre des Kurdes, en Syrie – bien que cette offensive ait reçu un feu vert informel de la part des États-Unis. La France, acteur européen central et membre de l’OTAN, déclarait même la « mort cérébrale » de l’alliance après cette intervention turque, et défendait un projet de sécurité européen qui libèrerait l’UE de la coupe américaine et lui permettrait de contenir l’expansionnisme turc. Aujourd’hui, malgré les dissensions, l’Occident et la Turquie maintiennent une collaboration somme toute étroite, parfois malgré eux.

La Basilique Sainte-Sophie, monument emblématique turc de l’ère byzantine, passée de musée à mosquée en Juin 2020. Sous licence CC-BY-NC-ND 2.0

Islam : poumon du rayonnement turc en Orient

Malgré son revirement politique de ces dernières années, ses affrontements plus directs avec le monde occidental, et une idéologie qui se veut de plus en plus religieuse, Erdogan n’est pas non plus dans une dynamique d’une « nouvelle Guerre Froide » avec l’Occident, à la manière de la Chine ou de la Russie. Il inscrit la Turquie dans cette catégorie bien particulière de pays qui prend soin de composer avec le tout. Pourtant, ses aspirations sont bien plus grandes que celles de jouer le médiateur de deux blocs. Il se place plutôt comme le maître d’un troisième pôle d’influence au Proche et Moyen-Orient, qu’il fait notamment graviter autour de l’Islam.

À ses débuts, Erdogan est à la tête d’une Turquie encore fortement laïque, arborant l’héritage d’Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, qui en fait une nation séculaire au 20e siècle. Erdogan, lui-même un fervent défenseur de l’Islam politique, s’attèle rapidement à ramener l’Islam au centre des affaires publiques du pays, et à défaire les politiques héritées de l’ère kémaliste. Il trouve une base populaire forte pour ses réformes, alors que la population est très divisée entre une Turquie laïque et une résurgence islamique.

En juillet 2020, les regards se tournent vers Istanbul lorsque le dirigeant (re)convertit la basilique Sainte-Sophie en mosquée. Monument historique de l’ère byzantine, la basilique a successivement été une église chrétienne, une mosquée sous l’Empire Ottoman, puis un musée sous Atatürk. Un mois plus tard, Erdogan fait de même avec une autre basilique byzantine, celle de Saint-Sauveur-in-Chora. Deux actes symboliques de taille, qui placent l’Islam au centre du patrimoine historique national. Ce retour omniprésent de la religion musulmane devient son cri de ralliement, aussi bien au sein du pays, qu’à l’international.

Le rapport du monde occidental, héritier de fortes influences judéo-chrétiennes, à la religion musulmane est une corde sensible. Erdogan y voit une opportunité politique en or pour jouer de son influence à l’international. Dans un premier temps, il s’emploie à « fournir » nombre d’imams détachés, notamment au coeur de nations européennes; une manière directe de nourrir son influence religieuse hors de ses frontières, et particulièrement au sein de pays à forte minorité musulmane. Dans un second temps, il emploie la religion pour édifier son influence en Orient, où nombre de pays entremêlent directement Islam et politique. Son crédo : incarner l’alternative religieuse à l’Occident « néocolonial et hérétique ». Crédo qui résonne bel et bien au Proche et Moyen-Orient; comme on a pu le voir avec le boycott de produits français dans la région, soutenu activement par Erdogan.

En effet, la France s’est attirée les foudres d’une grande partie du monde musulman, pour les propos cinglants du président Macron à l’encontre de l’Islam, une « religion en crise » selon lui. Des propos tenus au cours d’un discours sur le séparatisme religieux, et qui, après l’assassinat de Samuel Paty,  ont été suivis par la défense de la liberté de blasphémer, en référence aux caricatures controversées du prophète Mohammed par le journal satirique Charlie Hebdo. Erdogan s’est ainsi saisi de l’occasion, allant jusqu’à remettre en cause la santé mentale du président français. Le dirigeant turc, au travers de la virulence de ses propos, transpose son discours populiste à l’échelle transnationale, dans une volonté de réunir le monde musulman  autour de la Turquie et de son programme identitaire.

 

D’ici aux prochaines élections en 2023, Erdogan a donc le temps de continuer à nourrir son projet impérial. Qui plus est, il a obtenu une dérogation constitutionnelle, qui lui permet de s’offrir, à condition d’avoir l’aval démocratique, encore deux nouveaux mandats de cinq ans, alors qu’il ne devait pas pouvoir se représenter. Bien que sa cote de popularité soit en baisse, il nourrit sa base, en s’appuyant sur son rayonnement international. Erdogan est donc en bonne voie d’offrir une structure à la fracture de notre siècle : celle des divisions identitaires qui cristallisent les tensions entre les civilisations, dans un monde où les peuples sont  pourtant toujours plus connectés et interdépendants. Si Erdogan réussit son pari, et parvient à apprivoiser ces dissensions, il aura entre les mains un instrument politique puissant, mais dont il peut rapidement perdre le contrôle.

Image de couverture : REUTERS/Umit Bektas

Edité par Driss Zeghari