Les surprises des élections fédérales canadiennes

Le 21 octobre au soir, le Canada a fermé ses bureaux de vote, certains ouverts depuis plusieurs jours pour permettre aux citoyens de voter par anticipation. Ces votes anticipés font des jours précédents la véritable élection une période intense, où les sondages ne cessent de s’accumuler et de s’actualiser. Cette année, la tension était d’autant plus haute que le Parti libéral du Canada (PLC) et le Parti conservateur du Canada (PCC) étaient au coude-à-coude. Finalement, Justin Trudeau, actuel Premier ministre (PM) du Canada, a sécurisé un nouveau mandat et une minorité libérale au Parlement. 

Les Conservateurs arrivent donc en deuxième position, suivis du Bloc québécois, qui fait une remontée que personne n’aurait cru possible il y a quelques mois. La gauche, divisée entre le Nouveau parti démocratique (NPD) et le Parti vert, est victime d’un score décevant du NDP, qui perd quasiment la moitié de ses sièges au Parlement ainsi que tous ses sièges au Québec, à l’exception de celui d’Alexandre Boulerice à Rosemont. De son côté, le Parti vert, malgré l’engouement récent pour le climat, ne gagne qu’un siège par rapport aux élections de 2015. Enfin, le tout récent Parti populaire du Canada, qualifié de « populiste » et situé à l’extrême droite du spectre politique canadien, ne remporte aucun siège, alors que Maxime Bernier, à la tête du parti, perd son pari et ne se fait même pas réélire en Beauce, circonscription qu’il avait défendue pour plusieurs mandats en tant que Conservateur. Ces élections étaient donc riches en émotions, bien qu’elles aient été pauvres en innovations politiques de la part des candidats. Aucun parti n’a semblé faire de proposition osée ou inédite. Les résultats semblent donc en dire long sur le bilan du mandat Trudeau. Alors, que retirer de ces résultats électoraux?

Le bras de fer des élections: minorité libérale ou conservative?

Le PM Trudeau, s’il s’assure un nouveau mandat, perd la majorité de sièges qu’il détenait au Parlement, cœur du pouvoir dans un système fédéral, en plus de se voir ravir le vote populaire par les Conservateurs. Il s’agit donc d’une victoire en demi-teinte pour le PLC. Trudeau avait déchaîné les foules ainsi que les médias du monde entier à son arrivée au pouvoir, pour la rupture qu’il représentait avec son prédécesseur Stephen Harper, et ce qu’il incarnait pour l’avenir du Canada. Féministe, défenseur des droits des populations autochtones, engagé climatique, pro-immigration et soutenant l’ouverture aux réfugiés, il était celui que tous les progressistes espéraient voir arriver un jour au pouvoir.

Le Premier ministre Justin Trudeau obtient un nouveau mandat mais sécurise seulement une minorité libérale au Parlement. CC BY 3.0 DE

Pourtant, le bilan du premier mandat de Trudeau a été vivement critiqué. Dans un premier temps, pour sa mise en place du pipeline Trans Mountain demandé par l’Alberta, qui a causé des débats environnementaux, ainsi qu’un tollé quant aux effets sur les populations autochtones, causes que le PM a pourtant toujours affirmé soutenir. Également, le Canada ne satisfait toujours pas les standards déterminés par les Accords de Paris dans la lutte contre les changements climatiques, une des autres – nombreuses – promesses de Trudeau en 2015. Sa vente d’armes à l’Arabie Saoudite a également été un sujet sensible au sein d’une large portion de la population. Il a aussi été sali plus récemment par l’affaire SNC-Lavalin, qui lui a valu d’être accusé d’avoir demandé à sa Ministre de la Justice de faire pression pour arrêter la poursuite judiciaire de la multinationale, basée à Montréal, pour une affaire de corruption impliquant l’ancien Premier ministre libyen, Muammar al-Gaddafi. Ainsi, l’image polie de Justin Trudeau s’est vue entachée par certains faux pas, tels que ceux lors de son voyage en Inde, et plusieurs scandales, de telle sorte que la confiance des électeurs envers lui était à un niveau étonnamment bas.  

Ce sont les Conservateurs qui ont recueilli la plupart des votes perdus par les Libéraux. Le PCC, sous Stephen Harper, a enchaîné quasiment dix ans au pouvoir, avant l’arrivée au pouvoir de Trudeau. Ce qui semble véritablement définir le grand adversaire du PLC est son accent mis sur les valeurs de la famille, ainsi qu’une diminution de la taille de l’État socialiste. Le programme d’Andrew Scheer, leader du parti, se concentrait sur la croissance économique à tout prix, qui passe selon lui par le développement de l’industrie du pétrole, ressource naturelle fondamentale à l’économie du Canada malgré son impact écologique. S’il n’est pas non plus un sceptique du changement climatique, ce n’est pas pour autant un enjeu suffisamment central à ses yeux pour justifier une transformation de l’emploi et couper court à l’exploitation du pétrole, et réformer l’industrie qui s’organise autour. Ainsi, la taxe carbone implantée par Trudeau serait évincée, alors que les controversés projets de développement de pipelines prendraient place de façon plus décisive.

Le leader de l’opposition et du Parti Conservateur, Andrew Scheer –  Photo domaine publique

Également, il critique avec ardeur le budget de Trudeau, et mettait l’accent sur le remboursement de la dette en cinq ans, ainsi que des coupures dans les taxes et l’aide étrangère. Les Conservateurs ne sont, cela étant dit, pas nécessairement si éloignés des Libéraux sur un certain nombre d’autres politiques. Les deux partis sont relativement centristes, et donc modérés dans l’application de leur ligne idéologique. Si la base principale des Conservateurs ne se limite pas à des considérations purement économiques et touche à un conservatisme de valeurs sociales également, les débats sur des questions plus normatives telles que l’avortement ou le mariage gay semblent demeurer en marge des discussions, surtout relativement à d’autres pays occidentaux. Le vrai trait d’union des supporteurs du parti semble donc s’établir à l’échelle des politiques économiques. 

De fait, malgré des indicateurs économiques forts, cela semble traduire une déception à l’échelle économique plutôt que sociale, des politiques de Trudeau, qui se veulent pourtant toujours avoir en ligne de mire la classe moyenne. Notamment, les renégociations de l’ALENA avec les États Unis et le Mexique en août 2018 ont généré une certaine colère au sein de l’industrie laitière, qui bénéficiait jusqu’alors de politiques limitant l’importation de produits étrangers. Le gouvernement Trudeau a également mis en place diverses politiques sociales, telles que des allocations ou la construction de logements « abordables ». Ces mesures, si elles plaisent à ceux qui se retrouvent au bas de l’échelle socio-économique, ne sont pas toujours populaires au sein de la classe moyenne, qui peut avoir la sensation de financer des politiques coûteuses sans rien recevoir en retour. La politique du juste milieu qu’a l’air de vouloir adopter le PLC sous Trudeau, s’avère en quelque sorte d’une épée à double-tranchant: à force de compromis pour tenter de satisfaire tout le monde, on finit par ne satisfaire personne. 

La véritable surprise: le Bloc Québécois

Le deuxième parti qui a sûrement ravi à Trudeau bon nombre de ses sièges est le Bloc Québécois. Ce parti provincial, créé en 1991, est issue des tendances souverainistes présentes dans la province, et de l’échec de différentes réformes constitutionnelles visant à attribuer au Québec le statut de nation distincte au sein de la fédération canadienne. Si dans ses débuts le parti connaissait un taux de popularité significatif, au point de former le parti d’opposition en 1993, cette popularité s’était estompée depuis 2011, éclipsée par la « vague orange », couleur emblématique du NDP, sous Jack Layton, ainsi que par l’essor libéral de 2015, qui lui avaient valu de perdre son statut de parti officiel. Les résultats de la présente élection, durant laquelle le parti a triplé ses sièges, sont donc excellents alors que plusieurs considéraient le Bloc comme fini il y a moins d’un an. 

Le parti, s’il vise à défendre à l’échelle nationale les intérêts du Québec, n’est pas un parti qui visait une victoire. Au Canada, dans le système fédéral, les compétences sont partagées avec les gouvernements provinciaux. Ainsi, le Bloc Québécois n’a pas développé son programme sur tous les aspects qui touchent à l’échelle nationale, et se concentre sur ce qui concerne la province. L’objectif d’Yves-François Blanchet était d’obtenir un nombre de sièges suffisant afin de peser dans les débats, de représenter une portion assez significative du Parlement avec laquelle le parti du gouvernement serait contraint de négocier ou de s’allier. Et c’est ce qu’il a réussi à faire relativement haut la main.

Le leader du Blow Québécois, Yves-François Blanchet. Photo par Mariannlï est sous licence CC BY 2.0.

Le Québec enchaîne notamment depuis quelques temps des débats identitaires qui lui sont bien spécifiques. À la suite de l’élection à l’échelle provinciale l’année passée du parti de centre-droit Coalition Avenir Québec (CAQ), il y a eu beaucoup de grabuge autour de la Loi 21, qui vise à interdire le port de symboles religieux dans les écoles et institutions gouvernementales, au nom de la laïcité. Là où son cousin français y voit un débat, au sein de ses propres frontières, qui résonne à l’échelle nationale, le Québec est la seule province du Canada à mettre l’accent sur le concept de laïcité, intraduisible de manière parfaite en anglais. Ces débats sur la religion s’étendent également au sujet de l’immigration, que François Legault, à la tête de la CAQ, souhaiterait grandement réduire au sein du Québec. Ainsi, outre la division anglophone-francophone qui isole le Québec du reste du Canada, et fonde en grande partie son identité  «nationale », le rapport au multiculturalisme emblématique du pays est quelque peu différent au sein de la Belle Province. La protection de la langue et de son socle culturel est centrale aux yeux d’une large portion des Québécois, à sa « survie » au sein d’un pays où il fait figure d’outsider partiel. Il était donc avant tout nécessaire, pour certains, de savoir leur culture et leurs intérêts défendus à l’échelle nationale. La popularité récente de la CAQ et les résultats surprenants du Bloc s’expliquent donc probablement par une conjoncture politique favorable et similaire.

Trudeau va devoir avancer avec précaution dans les temps à venir. Il lui est nécessaire de parvenir à former une coalition forte avec le reste de la gauche pour contrebalancer les politiques des Conservateurs. Il doit faire ses preuves, plus encore qu’il ne le devait auparavant, et tenir ses engagements, qui ne divergent que très peu de ceux d’il y a quatre ans. En même temps, il va devoir prouver que l’État socialiste ne va pas à l’encontre d’une croissance économique saine. Il a obtenu une nouvelle chance de se faire valoir au sein de la population canadienne, mais avec moins de liberté parlementaire qu’il n’en possédait auparavant. Il est donc question pour lui et son parti de redoubler d’efforts, pour tenter de se montrer à la hauteur de l’image idéaliste qu’ont eue les médias du monde à son égard après son élection en 2015.

Image de couverture: Caricature du Premier ministre canadien, Justin Trudeau, sous licence CC BY 2.0.

Edité par Charles Lepage